Pour se souvenir de la Covid-19 en Chine : les formes de la résistance numérique face à la censure

Par Kinoko Merini

Résumé

Source : Merini, Kinoko. ‘In Memory of Covid-19 in China: Forms of Digital Resistance Towards Censorship’ in Stefania Milan, Emiliano Treré and Silvia Masiero (Eds) COVID-19 from the Margins. Pandemic Invisibilities, Policies and Resistance in the Datafied Society, Amsterdam: Institute of Network Cultures, 2020, pp. 216-220. https://networkcultures.org/wp-content/uploads/2021/02/Covid19FromTheMargins-1.pdf)

L’épidémie de Covid-19, originaire de la ville de Wuhan, est mêlée à la censure de l’information depuis qu‘elle a été détectée. Au cours de la dernière semaine de décembre 2019, des médecins de Wuhan, dont le Dr Li Wenliang, connu comme le lanceur d’alerte du virus, ont utilisé leurs comptes personnels sur les médias sociaux pour tirer la sonnette d‘alarme et signaler la propagation rapide de cette maladie inconnue.

Leur tentative a été stigmatisée par les autorités locales qui l’ont qualifiée de diffusion de rumeurs et de désinformation. À l‘époque de la campagne sanitaire contre la Covid-19, l‘Internet chinois a été le théâtre d‘une bataille entre la censure et la résistance des citoyens et des journalistes chinois. Ils ont utilisé la communication numérique en réseau pour diffuser des contenus censurés et lutter pour le droit d’être informés. Cela a créé un « « nous » temporel contre l’État.

Nick Couldry (2014) nous a offert une réflexion critique sur la manière dont la communication en réseau crée de la solidarité – ce qu’il a appelée – « le mythe du nous ». Selon lui, cette échelle de temps a été l’une des conditions sociales des changements politiques, car l’action en réseau a offert des moyens efficaces pour perturber la surveillance gouvernementale et mobiliser rapidement les citoyens. Pourtant, les contextes à long terme qui garantissent une action individuelle durable dans les réseaux et par les réseaux font défaut.

Couldry a aussi affirmé qu’il était trop tôt pour conclure que les réseaux numériques fonctionnent comme un processus de communication autonome. Il n‘a toutefois pas nié le potentiel de changement politique mu par des mouvements sociaux faisant appel aux réseaux numériques. Nous pouvons penser à la façon dont la Covid-19 a mis en lumière et amplifié les problèmes de la censure de l’Internet en Chine, ce qui a déclenché une résistance qui pourrait devenir un héritage post-crise sanitaire pour les militants et pour les citoyens.

GitHub : la nouvelle frontière du militantisme de données en Chine

La documentation sur la Covid-19 mise à l’abri sur le référentiel logiciel GitHub – des archives de conservation – révèle une force de militantisme de données en tant que nouvelle frontière du militantisme médiatique. Milan (2017) avance qu’il s’agit d’une action réactive de la part d’experts en technologie qui se servent de l’exploration du Web en continu ou d’autres processus de collecte de données pour transférer des rapports et des articles vers les dépôts, dans une course contre la censure. Terminus2049, un projet d’externalisation ouverte en ligne sur GitHub, a été inauguré en 2018 pour archiver des articles publiés sur les médias de masse et des plateformes de réseaux sociaux comme WeChat et Weibo et ayant été censurés. Tel qu’indiqué sur sa page, le slogan du projet GitHub est « fini, le 404 », soit le code d’erreur qui apparaît lorsqu’un serveur n’arrive pas à trouver une page demandée. Terminus2049 est un site de résistance protégeant des contenus médiatiques contre la censure de l’État.

Au pic de l’épidémie de Covid-19 en Chine, Terminus2049 (Voir https://terminus2049.github.io/) a archivé et documenté les rapports et les articles qui ont été censurés ou supprimés. Parmi ceux-ci, on retrouvait des comptes rendus approfondis, remettant en question les premières réactions du gouvernement de Wuhan au coronavirus, publiés par Caixin Media. Le 19 avril, trois bénévoles de Terminus2049 ont disparu à Pékin, présumément détenus par les autorités. Cependant, Terminus2049 n‘est pas le seul projet sur GitHub qui participe à l’externalisation ouverte en ligne de la documentation portant sur la mémoire du coronavirus. On trouve aussi sur GitHub des projets semblables, tels que 2019ncovmemory (déjà archivés sur des serveurs indépendants pour éviter les risques de disparition), womenincov (Voir https://womeninncov.github.io/ qui renferme des enregistrements de femmes faisant partie du corps médical et qui aborde des problèmes liés à la violence conjugale), et workerundervirus (Voir https:// workerundervirus.github.io/).

Comment GitHub est-il devenu une plateforme permettant aux citoyens et aux militants chinois de préserver des contre-récits? Tout d’abord, le site de développement de logiciels GitHub est accessible en Chine pour sa fonction habituelle de partage de codes. La plateforme a acquis sa visibilité en dehors des communautés de développeurs lors du mouvement Anti-996 en 2019, lancé par des programmeurs chinois pour protester contre les mauvaises conditions de travail dans les entreprises de haute technologie (Finley, 2020). Au sein de ce mouvement, le projet 996.ICU répertorie les entreprises qui imposent un horaire de travail dit « 996 » (de 9 h à 21 h, 6 jours par semaine). Ce référentiel est rapidement devenu l’un des référentiels à la croissance la plus rapide de GitHub. Grâce à des reportages dans les médias de masse et de discussions de grande diffusion sur la culture de travail « 996 » en Chine, le mouvement a attiré l’attention sur GitHub, devenant un site propice à la participation citoyenne.

La plateforme était également un choix tactique pour organiser le militantisme contemporain en Chine, étant donné sa capacité à être exploitée à la fois à l‘intérieur et à l‘extérieur du « Grand pare-feu ».

L’explosion de la créativité sur les médias sociaux

Je ne prétends pas que GitHub soit le seul espace en ligne à contenir les souvenirs des citoyens chinois sur le coronavirus et à canaliser leurs demandes pour davantage de transparence et de redevabilité. En fait, les médias sociaux accélèrent les cycles d‘action et de protestation, ce qui peut créer de nouvelles formes de collectivité. Ce qui m’a le plus saisie, c’est la façon dont les citoyens ont fait preuve de créativité et collectivement exprimé leur colère, leur mécontentement et leur solidarité en diffusant une entrevue accordée par la Dre Ai Fen sur les médias sociaux. Le 10 mars, le magazine Renwu a publié un article intitulé « Celle qui a actionné la sonnette d’alarme (发哨子的人) – une entrevue avec la directrice des services d’urgences de l’hôpital central de Wuhan, la Dre Ai Fen ». Elle prétend avoir été réprimandée par ses supérieurs après avoir tenté de mettre ses collègues en garde contre la Covid-19 et de témoigner de ses expériences au service des urgences. L’article a été rapidement retiré, mais la censure n’a pas fait taire la population. Des internautes ont réussi à conserver et à diffuser l’article avec des captures d’écran, en remplaçant des mots par des emojis et en mettant l’article en forme dans le sens vertical plutôt qu’horizontal.

Les personnes les plus créatives ont utilisé une série de codes 2D, de langues fictives comme le klingon et le sindarin, le code Morse et le système d’encodage Base 64. Les plateformes de médias sociaux chinoises sont devenues des champs de bataille contre la censure. Comme l’a décrit le chercheur en communications Kecheng Fang (2020) sur les ondes de la BBC, il s‘agissait d‘un événement cérémoniel qui a permis de relier des citoyens partageant des valeurs et qui a conduit à la création d‘une solidarité.

 

Figure 1 : La diffusion du rapport censuré en différentes langages. Source : https://www.jixiaokang.com/2020/03/13/2020-03-13-fa-shao-zi-de-ren/

Des projets médiatiques nouveaux et artistiques

La créativité inhérente à cet événement a mis en évidence les possibilités d‘adapter un militantisme novateur ou artistique, tout en étant capable de communiquer un message social. Ce type de militantisme est souvent reconnaissable à sa capacité à passer sous le radar et à ne pas être qualifié de « politique » par les autorités.

Comme Leah Lievrouw (2011) le relève, en plus de l’engagement actif des citoyens qui ont diffusé des contenus censurés portant sur le coronavirus sur diverses plateformes de médias sociaux, les militants ont incorporé le concept de souvenirs dans des projets de nouveaux médias novateurs et militants. Unfinished Farewell (Des adieux inachevés) est un projet de nouveaux médias du concepteur visuel Jiabao Li et de Laobai Wu. Ce projet se veut un espace d’expression du chagrin, un lieu de deuil public. En recueillant des messages de demande d’aide et des récits déchirants de perte d’êtres chers sur différents médias sociaux, le projet rassemble des histoires individuelles pour former des récits contre-hégémoniques.

Il invite les internautes à se demander : « Après la pandémie, qui se souviendra de la douleur de quelqu’un comme ma mère, qui n’a pu recevoir de soins médicaux nulle part, qui a été éconduite par tous les hôpitaux et qui est morte à la maison ? » Il faut documenter de telles tragédies en tant que preuve à utiliser ultérieurement pour demander des comptes après la crise. Ce projet a mis en évidence l‘urgence d‘un tel exercice d‘une manière émotionnellement puissante, en présentant les informations sur les vies perdues sous forme de visualisation.

« Qingming, une sculpture de la résilience » a fait son apparition en ligne. La fête de Qingming, qu’on appelle aussi la fête du balayage des tombes, est une journée de recueillement au lieu de sépulture des ancêtres et des êtres chers disparus. À cause des mesures sanitaires, les Chinois n’ont pas pu se rendre dans les cimetières au cours de la fête de Qingming cette année et ont dû se tourner vers des applications en ligne pour vivre leur jour de deuil et de commémoration.

Néanmoins, le projet n’a pas été créé pour le balayage de tombes à l’origine. Il nous invite à nous joindre à une marche (dans le sens contraire des aiguilles d’une montre) devant l’auditorium Hongshan à Wuhan. Il vise à transformer les trajectoires des visiteurs en un monument en ligne, qui représente une volonté collective de se souvenir de la manière dont les responsables ont tenté de faire taire les alertes concernant le coronavirus à Wuhan.

Comme l’affirme avec force le site Web : « Nous n’oublierons jamais notre douleur et nos larmes. Nous ne devrons pas non plus cesser d‘examiner les problèmes systématiques mis en évidence pendant la crise, ni de nous efforcer de construire un avenir meilleur. » Même si les interdictions gouvernementales et les mesures sanitaires empêchent les citoyens de se rassembler physiquement devant l’auditorium Hongshan à Wuhan, le projet archive une forme artistique de protestation virtuelle.

L‘environnement politique et la stricte censure exercée sur les médias sociaux des entreprises dans la Chine contemporaine ont entravé la possibilité d‘organiser des protestations physiques ou de former des collectifs communautaires. La crise de la Covid-19 a déclenché une intensité qui dure depuis des mois dans la vie quotidienne, mais elle a aussi nourri des résistances créatives et novatrices qui pourraient aller au-delà des protestations physiques. Bien qu‘il faille être prudent et ne pas supposer à tort que les formes de collectivité de la crise représentent l‘ensemble du tableau social, j‘aimerais croire que les diverses formes de résistance à la censure pourront se maintenir et évoluer à l‘avenir.

 

Biographie

Kinoko Merini est candidate à la maîtrise et vit aux Pays-Bas. Elle est déjà titulaire d’une maîtrise en nouveaux médias et en culture numérique de l’Université d’Amsterdam. Elle se spécialise notamment dans les technologies des nouveaux médias, les plateformes et la numérisation.

 

Bibliographie et sitographie

‘China: COVID-19 Activist Held Incommunicado: Chen Mei’, Amnesty International, 7 May 2020, https://www. amnesty.org/en/documents/asa17/2289/2020/en/?fbclid=IwAR36usX-s8KhOyjk8bloSSKS34buiqYRbPvtQ_ pvj2i-En_MK22ZtWj8cdo.

Couldry, Nick. 2015. « The Myth of « Us »: Digital Networks, Political Change and the Production of Collectivity »,

Information, Communication & Society 18 (6): 608-626, 2015.

Fang, Yunsheng. 2020. « Pneumonia Epidemic: Whistleblower Triggers Anti-Censorship War, Chinese People Use Creative Relay to Fight Back », BBC News, 11 March, https://www.bbc.com/zhongwen/trad/ chinese- news-51831652

Finley, Klint. 2020. « How GitHub Is Helping Overworked Chinese Programmers », Wired, 4 avril, https:// www. wired.com/story/how-github-helping-overworked-chinese-programmers/.

Lievrouw, Leah. Alternative and Activist New Media. Cambridge: Polity. 2011.

Milan, Stefania. 2017. « Data Activism as the New Frontier of Media Activism », dans : G. Yang et V. Pickard (Dir), Media Activism in the Digital Age, pp. 151-163. New York: Routledge.

Qingming, https://www.qingming.space/index-en.html.

Unfinished Farewell, https://www.farewell.care/?lang=en.

Xiong, Yong, Hande Atay Alamm and Nectar Gan. 2020. « Wuhan Hospital Announces Death of Whistleblower Doctor Li Wenliang », CNN World, 7 Février, https://www.cnn.com/2020/02/06/asia/li-wenliang-coronavirus- whistleblower-doctor-dies-intl/index.html.