Luttes autochtones : entre la mémoire et l’oubli

Par Pierrot Ross-Tremblay et Francis Dupuis-Déri

Résumé

 Francis Dupuis-Déri (FDD). Dans ton étude sur la Guerre du saumon, tu es parti à la pêche aux souvenirs des membres de ta communauté, les Essipiunnuat’ (Innu Essipit ou « Humains-de-la-Rivière-aux-Coquillage). Pourquoi est- il si important de travailler ainsi cette mémoire ?

Pierrot Ross-Tremblay (PRT). Comme les vieux me disaient : « la Guerre du saumon est un des fronts d’une plus grande guerre – depuis le début de la colonisation à la grandeur du continent. » On y voit en effet à l’œuvre la tension récurrente et apparemment indépassable entre les conceptions que les Premiers Peuples ont de la Terre, de la vie, de leur souveraineté ancestrale et inhérente en tant que responsabilité, et, de l’autre, la conception européenne de l’État incluant l’idée d’autorité, de domination de la nature et d’accumulation à des fins individuelles. Cette Guerre du saumon révèle donc un conflit remontant aux sources même du colonialisme.

Plus précisément, il s’est avéré crucial de retourner aux sources de la parole, des expériences, perspectives et interprétations des gens ayant participé activement à la Guerre du saumon dans les années 1980. Il le faut pour comprendre les normes contenues dans cette mémoire et les raisons de l’absence de transmission – le silence et l’oubli – quant à leurs expériences. La parole des Essipiunnuat contient des récits révélant les visages cachés de l’existence d’une structure hégémonique de violence entre les Euro-québécois et les Innus, liée évidemment au colonialisme dans ses formes psychologiques, à l’hégémonie et à la mémoire sélective coloniale euro-québécoise. Travailler sur cette mémoire a donc permis de mettre des mots sur certains tabous, avec les malaises que cela implique. Les mémoires autobiographiques m’ont permis de mieux cerner la nature de l’engagement dans ce conflit et les transformations et mutations individuelles et collectives qui y sont associées.

FDD. Cette exploration de la mémoire est aussi celle de l’oubli…

PRT. L’histoire orale d’une résistance collective indigéniste a le pouvoir de révéler le rapport au passé (mnémohistoire) des Essipiunnuat et de générer un modèle pouvant être actualisé dans les résistances actuelles. Mettre en lumière la production de l’oubli (amnésiologie) au sein du groupe permet de mieux saisir les ramifications du colonialisme et du pouvoir interne dans la communauté et de ses critiques, un sujet largement absent des recherches afférentes aux Premiers Peuples en raison du fait que les chercheurs non-autochtones ont peu ou pas la capacité ou la volonté de faire. Or il faut prêter l’oreille à la chorale des voix qui exprime la nécessaire, mais douloureuse critique des rapports de pouvoir dans la communauté. La libération de plusieurs voix, dont celles des Aînés, a fait du processus lui-même une forme de recherche-thérapie où des vérités sont exposées par les gens eux-mêmes en vue de démocratiser la mémoire et de rétablir une diversité de paroles et d’interprétations pour constituer une nouvelle trame expliquant les barrages constitués entre nous et notre passé. Ce travail d’éclaircissement est crucial pour mieux choisir ce qui sera transmis afin d’optimiser une continuité culturelle pour le groupe et éventuellement accroître sa puissance.

FDD. Dans la province de Nouvelle-Écosse, un conflit oppose les pêcheurs de homards de la Première Nation de Sipekne’katik, et les pêcheurs commerciaux blancs. Est-ce que cette situation te rappelle la Guerre du saumon d’il y a 40 ans ?

PRT. Je pense constamment à la Guerre du saumon, quand je vois le racisme exprimé collectivement, envers nos frères et sœurs Mi’kmaq, la violence des propos et des gestes et les accusations absurdes qu’ils seraient la cause de la destruction des stocks de homard. Ce conflit du homard nous ramène aussi à d’autres évènements passés en lien avec la pêche chez les Mik’maq, dont les évènements de Ristigouche adroitement mis à l’écran par Alanis Obomsawin. Nous n’avons pas oublié les évènements traumatisants du tout début des années 1980. Chaque évènement, que ce soit la crise d’Oka ou la résistance des Wet’suwet’en, remet à l’avant-scène l’antagonisme ancien et irrésolu entre nos Premiers Peuples et leurs conceptions de la Terre et le projet inachevé de la Couronne de notre déterritorialisation complète, physique et culturelle. Le but est de contrer toute résurgence, de tuer « l’Indien » pour préserver l’exploitation de la terre et de l’humain. Ce qui guide toutes les politiques canadiennes envers les Premiers Peuples demeure l’accès aux trésors de nos terres ancestrales par tous les moyens possibles, mais aussi le droit de tout souiller, de détruire impunément et d’amputer les générations futures.

L’oppression actuelle et la rhétorique raciste anti-autochtone nous rappellent que nos résistances continuent, contre vents et marées, parce que le colonialisme et le racisme à grande échelle continuent aussi. Le racisme envers les Premiers Peuples a des racines très profondes, remontant jusqu’aux représentations contenues dans les cultures coloniales euro-canadienne et euro-québécoise. Nos résistances sont aussi des formes de critique radicale de ces représentations et des modes de contrôle social qui se traduisent concrètement en ressentiment, violences et jalousies excessives des pêcheurs euro-québécois envers les pêcheurs autochtones. Notre existence même est une menace à l’identité des acteurs dominants dont l’image d’eux-mêmes, pour se sentir civilisés et humains, est le reflet inversé d’un « Indien » inférieur, soumis, et disponible, tout comme la Terre, pour les guérir, les servir, les satisfaire. Mais nous ne leur devons absolument rien, bien au contraire. Nous retournons dorénavant le petit miroir qui nous aurait été donné en échange de ces terres ancestrales, qui ne pouvaient être cédées puisque d’une valeur inestimable.

FDD. Le colonialisme peut-être à la fois canadien et québécois… Mais dans le cas de la Guerre au saumon, ce sont les autorités québécoises qui sont intervenues : police de la Sûreté du Québec, député local du Parti Québécois.

PRT. Les représentations des Autochtones dans les discours racistes sont très similaires en français et en anglais : on nous présente comme des non-humains qui mettent en danger la civilisation. Ce n’est donc pas vrai que les Québécois sont moins racistes et meilleurs envers les Autochtones. Mais les Euro-québécois francophones ont besoin de ce mythe pour se sentir légitimes et bien. Et on nous rend responsables d’une certaine souffrance québécoise quand on brise ce mirage. On nous accuse de vous persécuter, d’être « anti-Québec ». Comme dans une relation d’abus, le bourreau se présente en victime de sa véritable victime.

Ce qui me fascine, c’est l’ampleur de l’ignorance volontaire des Euro-québécois, mais aussi des Euro- canadiens, des trésors que portent nos grandes et sages civilisations sur les terres ancestrales sur lesquelles leurs propres maisons et « pays » ont été construits. Les Euro-québécois se sont fait mettre dans la tête ce mensonge qu’ils sont victimes, et non pas bourreaux. C’est intenable. La vérité est que ce que notre sœur Joyce Echaquan a dit haut et fort en septembre 2020 alors qu’elle mourait sur son lit d’hôpital à Joliette après avoir été insultée et abandonnée par le personnel n’est que la pointe d’un profond iceberg, qui n’est pas seulement lié au colonialisme canadien. Le racisme québécois intergénérationnel est devenu intenable pour l’avenir. Le témoignage tragique de notre sœur Joyce devrait vous forcer à vous voir tel que vous êtes. Mais pouvez-vous garder les yeux ouverts et comprendre la signification réelle et profonde de cet évènement ? La culture québécoise s’est constituée en établissant un « cordon sanitaire » contre la « maladie » que représentent nos cultures puissantes et anciennes, empêchant les gens de réellement recevoir la richesse de nos récits et de nos philosophies. Mais toutes les sociétés coloniales doivent affronter leurs angles morts un jour ou l’autre. Le jour où l’écoute sera possible et sincère, nous raconterons ce que vous nous avez fait subir, à nous et à la Terre, autant de vérités nécessaires pour avancer sur le chemin de la guérison et de la justice.

FDD. Le récit nationaliste au Québec fonctionne souvent par ce jeu de comparaison fallacieuse : le Québec est meilleur, car il a mieux traité les Autochtones que le Canada anglais, le Québec est meilleur, car il est plus pacifique que le Canada anglais, le Québec est meilleur, car il a mieux traité les Juifs que le Canada anglais, le Québec est meilleur, car le racisme anti-Noir y est moins violent qu’aux États-Unis, etc. À chaque fois, c’est une manière facile de se sentir moralement supérieur aux autres et, surtout, d’éviter toute réflexion critique sur notre histoire collective et sur l’actualité.

PRT. Ce qui caractérise le Québec en comparaison au reste du Canada, c’est en effet un niveau supérieur de déni du phénomène colonial, qui est au cœur du récit que les Québécois se racontent sur et à eux- mêmes. Or à chaque résurgence des affrontements, c’est un peu comme si nous étions des fantômes revenant hanter les sociétés coloniales, leur rappeler leur mauvaise conscience et la manière terrible dont elles nous traitent et dont elles se sont approprié toutes les terres. mais sans en prendre soin. Cette souveraineté ancestrale, qui nous a été transmise par nos grands-parents, rend les Allochtones furieux et envieux et les renvoie, en particulier les Euro-québécois, à la fragilité de leur récit d’adoption équivoque sur le Nitassinan (terre innue), mais aussi à l’échec de leur projet collectif.

Le nationalisme déçu est d’ailleurs un élément central dans le contexte des épisodes les plus violents de la Guerre du saumon, juste après le premier référendum de 1980, et l’est encore aujourd’hui. L’échec à devenir « maîtres » de « leur » Québec a produit un sentiment de faiblesse chez les nationalistes, un malaise et une honte qui entraînent une dynamique nocive de « bouc-émissairisation », si je puis dire. Il faut taper sur un « sauvage » ou un « barbare » pour se sentir bien. Ce sadisme est au cœur des relations historiques entre les Euro-québécois et les Premiers Peuples. De plus, les nationalistes considèrent que ce que nous prélevons leur est directement volé de leur poche, comme si tout leur appartenait et que nous ne devions même pas exister.

FDD. Dans son livre Bande de colons, Alain Deneault distingue les colonisateurs (l’élite politique, militaire, commerciale, religieuse…) et les colonisés (les Autochtones), mais aussi les colons qui se situent entre les deux, soit le « cheap labor » de pauvres débarquant de France au Canada qui ne décidaient de rien quant à la gestion politique et économique de la colonie, et qui ne possédaient rien, ou presque… En ce sens, que répondrais-tu à ma mère d’origine acadienne, née sur une ferme à la fin des années 1930 à Saint-Jacques de Montcalm, et qui entretient cette mémoire des pauvres franco-canadiens qui ont travaillé si fort et dans de terribles conditions pour défricher une terre pour simplement vivre et faire vivre leur famille…

PRT. Je lui parlerais sûrement de mes grands-mères, dont une Canadienne-française ayant épousé un Innu avant d’obtenir le statut indien et qui a vécu dans la Réserve. Je dirais que nous nous soucions de leur dignité et partageons leur lutte liée à leur classe sociale et à la discrimination et des injustices qui en découlent. Cependant, je rappellerais que le colonialisme est un système d’oppression et de déshumanisation qui domine toujours les Premiers Peuples dans toutes les dimensions de leurs vies (politique, spirituelle, sociale, juridique, militaire) et pas seulement économique. À cela s’ajoute le racisme qui en fait intrinsèquement partie et qui justifie de maintenir cet état d’exception mortel. Si nos grands-mères canadiennes-françaises ont subi des formes de discriminations sociales et linguistiques, elles ont aussi, pour la plupart, bénéficié à long terme d’une certaine mobilité de classe (par leurs enfants et petits-enfants).

FDD. Assurément ! Comme ma sœur et moi !

PRT. Je lui demanderais donc ce que sont devenus leurs enfants et petits-enfants, s’ils vivent la même condition que ceux vivant dans des réserves aujourd’hui. Je leur dirais que les gens issus des Premiers Peuples n’ont pas bénéficié pour la grande majorité, jusqu’à aujourd’hui, de la mobilité de classe. Ces enfants et petits-enfants vivent toujours le génocide colonial et des formes d’oppression multidimensionnelles dans leur vie (cela se manifeste, entre autres, par un des taux de suicide le plus élevés au monde). Je dirais aussi que peut-être, sans en être complètement conscientes, ces femmes canadiennes-françaises ont aussi participé au projet colonial de dépossession territoriale des Premiers Peuples pour laisser place à un « cheap labor » venu pour occuper et faire fructifier les terres ancestrales. Enfin, de par leur culture et croyance, elles ont renforcé les représentations sociales projetées sur les hommes et femmes issus des Premiers Peuples pour continuer de justifier « l’ordre démocidaire » actuel. Ceci dit, je sais qu’il y a des exceptions et qu’il existe certainement aussi des histoires de solidarité réelles et sincères entre femmes autochtones et allochtones, comme j’en ai entendues sur la Côte-Nord et dans ma propre famille. Ces histoires devraient aussi être racontées malgré leur rareté.

FDD. N’y a-t-il pas aussi eu plusieurs expressions de la part des élites québécoises d’un désir de réconciliation depuis quelques décennies ?

PRT. C’est vrai, une certaine élite québécoise aime se présenter comme « défenseur et amoureux des Autochtones » et donc comme l’ami des « Autochtones », mais c’est souvent pour mieux dissimuler son propre bagage colonialiste, mieux protéger la fragilité québécoise. La preuve : ces belles paroles s’évaporent dès qu’on critique honnêtement les angles morts de cette société. On nous exige alors d’aimer le Québec, de cesser d’être « anti-québécois ». Nous sommes épuisés par ces rapports malsains et la manière dont la société euro-québécoise nous impose ses crises existentielles et nous utilise comme miroir pour se contempler elle-même, incluant dans le monde académique. Les discours d’amour de cette élite québécoise nationaliste permettent d’esquiver toute critique radicale du colonialisme euro-québécois tout en protégeant les privilèges de tous ceux s’étant développé une carrière sur les « enjeux autochtones », autant dans les domaines de la recherche, du droit, de la consultation, etc. Le colonialisme est payant, encore et toujours, mais rarement pour nous.

FDD. Dans ton livre, on voit que ce ne sont pas seulement des membres de l’élite québécoise et son bras armé, la police, qui sont à la manœuvre, mais aussi du « monde ordinaire », les pêcheurs et les habitants du village…

PRT. Il y avait en effet pendant la Guerre du saumon, comme dans plusieurs localités au Canada, un racisme profond s’exprimant chez les locaux. Il y avait même des cellules de militants anti-autochtones organisées et actives. Ce militantisme anti-autochtone est peu étudié. Dans le livre, je voulais en brosser le portrait pour bien montrer son impact, mais aussi la manière dont les autorités provinciales utilisent ces groupes citoyens pour exécuter leurs basses œuvres que les dirigeants (ici, du Parti Québécois) ne pouvaient faire directement, dans le but ultime de mater la résistance des Innus.

FDD. Dans la province de Québec, un autre conflit oppose des Anishinabeg aux Blancs qui chassent l’orignal, dans la réserve de La Vérendrye. Là encore, en quoi cette situation te rappelle la Guerre du saumon ?

PRT. La situation de nos frères et sœurs Anishinabeg me touche particulièrement parce qu’ils se battent pour pouvoir manger, pour leur subsistance. Il faut dire que j’ai entendu depuis l’enfance de nombreux récits de persécutions de nos Aînés en forêt de la part des gardes-chasses et des autorités provinciales. Ces souvenirs vivaces sont douloureux. Avec la résistance des Anishinabeg, nous voyons encore une fois se déployer, d’un côté, des Euro-québécois se disant attaqués et lésés de ne pouvoir pratiquer leur « sport » qui consiste à tuer plus d’une centaine d’orignaux dans un parc et, de l’autre, une petite communauté éloignée et extrêmement marginalisée sur ses propres terres ancestrales, qui veut simplement qu’on laisse un peu de temps aux orignaux pour se reproduire au bénéfice de la santé de tous. Pas pour « jouer », mais pour « vivre ». On voit alors émerger dans les médias québécois des représentations des gens issus des Premiers Peuples comme des ennemis, des gens dangereux, des nuisances au Québec, surtout des profiteurs qui ne contribuent pas au système « québécois » et qui volent en quelque sorte les ressources. Encore et toujours les mêmes images dégradantes et violentes. La même furie génocidaire dégoûtante dans les médias sociaux, la même jalousie profondément enracinée, comme si le fait d’exister est déjà trop pour les colons. Lorsque les Premiers Peuples doivent mettre des limites aux Euro-québécois, ils perdent dans l’esprit de plusieurs d’entre eux le droit d’être même considérés comme des citoyens.

Posons-nous la question franchement. Pourquoi notre existence est si malaisante? Le récit d’adoption sur l’île de la Grande Tortue que les Québécois aiment se raconter sert généralement à masquer une autre souffrance infligée à tous ceux qui ne cadrent pas dans ce « Québec » « de souche » « blanc » et « persécuté ». La tragédie de notre monde est de vivre l’écocide, le deuil écologique, la fatigue du trauma dans un système génocidaire et assimilationniste au quotidien, encore aujourd’hui. Malgré la fragilité de votre culture et en dépit de vos angoisses existentielles collectives, nous ne pouvons tolérer encore l’appétit immodéré de vos chasseurs, de vos pêcheurs, de vos pétrolières et minières et de vos banques.

L’héroïsme maintenant me semble d’écouter et de se décoloniser soi-même, de porter un regard nouveau sur notre humanité, sa dignité manifestée au quotidien par de la bienveillance et de la gentillesse, du respect pour les Anciens et le souci constant des plus vulnérables. Heureusement, toute une nouvelle génération embrasse cette posture bénéfique. Ce qui est existentiel pour plusieurs d’entre nous, c’est le respect intégral de la Terre, de l’eau, de tous les espaces comme source de notre propre vie. Et les chasseurs et ceux vivant encore au nutshimit sont les mieux placés pour en parler. Écoutez.

De mon point de vue, les conditions objectives font que nous sommes en pleine révolution symbolique, l’esprit révolutionnaire a réellement pris son envol. Le monde n’a jamais été aussi injuste (en condamnant des générations à ne pas naître). L’engouement pour nos arts, nos récits, nos perspectives chez la nouvelle génération qui puise aux sources des savoirs anciens et des formes d’affirmation de souverainetés informationnelles et territoriales pourrait enfin libérer le Canada de ses démons coloniaux, et en particulier de l’esprit sadique et génocidaire, envers la nature et certaines « catégories » d’humains de ses fondateurs. Le pays dans son entier sera plus fort, plus unis face à son voisin du Sud qui un jour ou l’autre semble vouloir tomber dans le projet d’un fascisme renouvelé, la pire mutation de notre siècle, et semble prêt à tout pour garder la mainmise sur les forêts, les rivières.

FDD. Quels liens peut-on faire entre les mobilisations autochtones et celles des Wet’suwet’en et de leurs complices, qui bloquaient il y a quelques mois le chemin de fer traversant le Canada, pour protester contre le projet de construction d’un oléoduc ?

PRT. Disons que la résistance a un prix terrible pour nous. Les mécanismes de répression et de punition de l’esprit insurrectionnel sont puissants au Canada. Ils sont constitutifs au pays lui-même et prennent racine, comme nous disions, dans les représentations au cœur même du régime constitutionnel, mais aussi des cultures et représentations des populations coloniales. La résistance de nos frères et sœur Wet’suwet’en est maintenant commune avec les autres résistances dont celle contre le pipeline de GNL. Comme Premiers Peuples et gardiens de la Terre, nous sommes maintenant unis plus que jamais.

Contrairement à il y a quelques années, je ne choquerai personne aujourd’hui en disant que ce monde capitaliste et consumériste est une faillite génocidaire et un écocide continuel, que les États coloniaux doivent être transformés en profondeur. Or, on criminalise collectivement les gens qui veulent mettre un frein à des actions délirantes et destructives. C’est la tradition canadienne : nous devenons une menace à la sécurité et une question de défense nationale. Ce système a inspiré l’Apartheid, régime imaginé par le terrible John A. Macdonald, dont le leitmotiv « to build a North British American purified from Mongrel races ». Mais il faut bien quelqu’un pour mettre un frein à cette tragédie, et ce sont souvent les Premiers Peuples qui sont à l’avant-garde de cette lutte aux allures eschatologiques, et ce, en dépit de la surveillance, de la répression.

FDD. Quelles autres réflexions dégages-tu de ces luttes et conflits ?

PRT. Le Canada et le Québec, par le fondement colonialiste de leurs cultures, de leurs récits et de leurs institutions, sont toujours hantés par l’esprit suprémaciste. Nous voyons sous nos yeux les impacts du racisme systémique au Québec, pas seulement envers nous, mais envers aussi envers les femmes musulmanes et les personnes noires, un problème fondamental que la société nie et ne veut pas voir.

Nos cultures ont les ressources symboliques pour libérer un avenir possible, parce que nous, comme Premiers Peuples, avons la conscience d’un « avant » vécu pendant des millénaires. De notre mémoire émerge un imaginaire ancien et toujours renouvelé qui pourrait nous permettre d’envisager une confluence, une capacité à être plus forts ensemble, à triompher de ce qui nous divise. Toutes ces luttes doivent confluer dans une instance politique des Premiers Peuples fondée sur la démocratie directe et des modes ancestraux de décision au consensus, avec la prépondérance des grands-mères, un design nouveau de citoyenneté remplaçant le « statut indien », une relation nouvelle avec les terres ancestrales, pour rétablir l’équilibre brisé par des siècles de misogynie et de violence imposée, entre autres, par l’Église catholique et ses missionnaires qui n’étaient pas des « méchants anglais » ou des « multiculturalistes fédéralistes ».

Pour y arriver, il faut se regarder tel qu’on est, comme colonisé et opprimé et surtout comme oppresseur et colonialiste, porteur du même virus de la misogynie, du racisme et de l’esprit d’accumulation individuelle. C’est une révolution d’un nouveau genre qui exige de nous une posture courageuse de bienveillance les uns envers les autres, et aussi envers toutes les espèces. Les valeurs d’hospitalité, de bienveillance et de bonté, de respect et d’honnêteté au cœur de nos cultures ont permis la survie même des premiers colons aussi appelés « les affamés ». Pourquoi ne seraient-elles pas valables pour maintenant assurer la survie même de notre espèce ? Redonner à la vie tous ses droits, et refonder les institutions coloniales sur une loi fondamentale modulant les relations entre les humains et le vivant devient impératif. On peut déjà entendre le chant d’une humanité nouvelle, une espèce ne pouvant survivre sur terre sans la bonté, le souci et l’écoute des uns envers les autres, et la capacité de s’opposer à ce qui blesse et oppresse, à ce qui veut garder le privilège de dominer. De prendre quelques instants pour dépasser la blessure spirituelle de la société coloniale et remercier avec humilité ce qui permet notre existence est déjà un acte révolutionnaire, tout comme d’écouter le récit de ceux que l’on a blessés et que l’on blesse est un acte de justice.

Biographies

Pierrot Ross-Tremblay est Essipiunnu (un Innu de la communauté d’Essipit). Il a signé un recueil de poésie, Nipimanitu : l’esprit de l’eau (éd. Prise de parole, 2018), qui lui a valu de remporter les Indigenous Voices Awards 2019. Sociologue et juriste, il est professeur à l’Institut de recherche et d’études autochtones de l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche en traditions intellectuelles et autodétermination des Premiers Peuples. Ses travaux portent sur les savoirs, la mémoire et l’oubli culturel et les pratiques de souveraineté ancestrale et d’autodétermination effective. Il a publié un ouvrage qui est en cours de traduction aux Éditions Prise de parole, Thou Shall Forget: Indigenous Sovereignty, Resistance and the Production of Cultural Oblivion in Canada (University of London Press), qui rappelle la lutte des Essipiunnuat pendant la Guerre du saumon au début des années 1980, qui les opposait à différents acteurs « blancs », dont des pêcheurs, des politiques, des gardes-chasse et la Sûreté du Québec. Voyant dans ce conflit des ressemblances possibles avec les conflits actuels.

Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique à l’UQAM et co-responsable du recueil d’entretiens L’anarcho-indigénisme paru aux Éditions Lux en 2019.