Le Forum sur la gouvernance d’Internet au Québec : une convocation pour l’avenir de l’Internet

Retour sur l’événement

Par Marvin Ceinos Dumont et Chanel Robin

Le  Lab-Delta a été convié au Forum sur la gouvernance d’Internet au Québec (FGI) qui se tenait au Centre de recherche en informatique de Montréal (CRIM) le 3 octobre dernier. Chapeauté par l’organisme Internet Society–Chapitre Québec, l’événement avait pour but de présenter un panorama des enjeux actuels entourant la gouvernance d’Internet ainsi que les notions de réglementation et de régulation. Celles-ci reviennent en trame de fond des quatre panels, qui avaient pour thèmes la fracture numérique et l’accessibilité universelle, la régulation et les responsabilités des géants de numérique et de l’IA, ainsi que la cybersécurité.

Cette année, le FGI-Québec s’est ouvert sur la question posée par Me Suzanne Lamarre lors de sa conférence plénière : « Pourquoi, aujourd’hui, réglementer les GAFAM  ? ». Elle propose au moins une première réponse à cette question, une qui est « philosophique » : le but des réglementer et de réguler serait de promouvoir la protection de la culture et de la créativité, les « cœurs battants de la société ».

 

Panel 1- Connectivité, fractures numérique et accessibilité à un internet universel et décentralisé :

Premièrement, Adiel Akplogan, vice-président  de l’engagement technique à l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN). L’ICANN régule notamment les noms de domaine de premier niveau, c’est-à-dire les .org, .net, .com , mais aussi ceux associés à des pays, comme .ca, .fr, .us . La création d’Internet et son développement ayant débuté aux États-Unis, l’anglais s’est alors imposé comme la langue standard d’Internet, avec ses caractères latins dits « ASCII » (American Standard Code for Information Interchange). Historiquement, les caractères accentués ou « non-ASCII » n’ont donc pas été intégrés dans les standards d’Internet .

Dans un second temps, Louis Houle, président de l’organisme Un Québec branché sur le monde, renchérit et s’étonne que le domaine .québec ne soit pas valide dans le système de nomenclature dit DNS  (Domain Name System); en effet, seul .quebec sans accent l’est en ce moment. Il affirme qu’en étendant le DNS aux accents français, on pourrait aussi le faire pour les langues autochtones et devenir ainsi plus inclusif.

Enfin Jérémy Diaz, chercheur en études urbaines à l’INRS et professeur de géographie à l’UQAM, a présenté ses plus récentes études qui portaient sur l’implantation du réseau 5G dans les municipalités. Plusieurs enjeux touchent l’intégration de ce réseau aux infrastructures urbaines, notamment la densification de l’infrastructure (augmentation du nombre d’antennes à installer pour couvrir la superficie du territoire). De plus, la gouvernance des télécommunications n’est pas toujours du ressort des villes et municipalités.

 

Panel 2- Régulation des plateforme numériques et responsabilités des géants du Net :

Ce panel s’est ouvert avec le journaliste et ancien professeur invité au Département de communication de l’Université de Montréal, Alain Saulnier. Alors qu’il a récemment publié son essai « Les barbares numériques : résister aux GAFAM », il propose maintenant de modifier le titre et de substituer le terme « résister » pour « s’affranchir ». Depuis quelques mois, le Canada s’efforce de mettre en place des réglementations visant à mieux encadrer les plateformes numériques et à restaurer sa souveraineté numériques et culturelle. Ces initiatives, les projets de loi C-11 et C-18, sont dirigées contre l’hégémonie des GAFAM qui sont devenus des acteurs dominants de l’économie numérique. Alain Saulnier a conclut sa présentation avec un plaidoyer pour un réseau social public. Il s’agit d’une idée qui a longtemps été débattue par les chercheurs et les idéologues et qui consiste en la création de réseaux sociaux publics qui seraient la propriété de l’État (sous une forme similaire à celle de Radio-Canada par exemple).

Le panel, composé d’activistes et de scientifiques, s’accorde sur l’importance de la régulation pour garantir la protection du journalisme. L’exemple le plus marquant est le «vol» des redevance du contenu journalistique par les GAFAM : en effet, ces plateformes diffusent des articles journalistiques sans verser la part de redevances qui revient aux médias dont le contenu sont issus. C’est ce que déplorent les deux dernières panélistes, Sarah Andrews de l’OBNL « Les amis » ainsi que Marie-Julie Desrochers de la Coalition pour la diversité des expressions culturelles (CDEC), qui exposent le manque de coopération des GAFAM étant donné leur réaction hostile aux projets de loi C-11 et C-18. Dans sa présentation, Sarah Andrews se demande si les GAFAM réagiront « de bonne foi » à ces nouvelles réglementations, puisque leur pouvoir économique et politique est considérable et ils disposent de ressources qui le sont tout autant pour faire pression sur les gouvernements . De son côté, Marie-Julie Desrochers soulignait que la CDEC propose quelques ajouts à la Loi sur la radiodiffusion quant à l’audiovisuel et la musique, dont le fait de mettre l’accent sur la « découvrabilité » et la mise en valeur des contenus canadiens et de préciser les critères de ce qu’est une « émission canadienne ».

 

Panel 3- Régulation et encadrement de l’IA :

Le troisième panel s’est penché sur les récentes avancées dans le domaine de l’IA et les régulations imposées dans certains pays. De nombreux articles et lettres ouvertes ont été signés par des acteurs de renom pour alerter le monde sur les dangers potentiels de cette technologie. La crainte partagée par ceux-ci est que cette technologie tombe entre de mauvaises mains ou soit utilisée de manière abusive pour la surveillance, notamment.

La première panéliste, Marie Lamesh, du Montreal Institute for Genocide and Human Rights (Université Concordia), nous rappelle que les biais sexistes persistent dans la conception de l’IA. En effet, les algorithmes sont entraînés de manière à refléter nos modèles de société et nos mentalités, reproduisant ainsi nos opinions — les bonnes, mais surtout les moins bonnes, comme le sexisme ou le racisme. Mme Lamesh rappelle que seulement 22% des professionnels de l’IA sont des femmes, et déplore du même coup l’« exclusion des femmes à toutes les étapes du développement ». Elle souligne que les IA utilisées pour créer des deepfake dans le but de créer des fausses informations (fake news) ou de la revenge porn, si elles servent  à perturber la réputation d’une personnalité publique, elles s’avèrent donc particulièrement dangereuses pour les femmes.

Le deuxième panéliste, Houman Zolfaghari, directeur scientifique du Centre de recherche en informatique de Montréal (CRIM) apporte quelques nuances ici, affirmant que les « grands joueurs » font des efforts pour contrôler les biais, mais « pas par humanisme » toutefois ;  les principaux acteurs de ce secteur cherchent surtout à éviter toute régulation qui pourrait freiner l’évolution de l’IA. C’est que la nouvelle course à l’IA pousse les grands acteurs à lancer rapidement de nouvelles fonctionnalités, même si celles-ci présentent des défauts dans certains cas. L’exemple du logiciel Midjourney qui ne parvient pas tout à fait à détecter les mains ou les dents est un bon exemple de ces biais persistants. Selon M. Zolfaghari, les industries possèdent des bons systèmes d’IA moins biaisés précisément parce qu’ils sont régulés. Comme dans les médias journalistiques, la question ici est d’amener les GAFAM à être régulés. L’un des points de vue suggéré est de penser que le problème réside non pas dans l’IA ou la technologie elle-même, mais dans l’humain qui l’utilise ou la construit. C’est notamment ce qu’avance le dernier panéliste, Thomas MBoa, du Centre d’expertise international de Montréal en IA (CEIMIA). Il faudrait donc se concentrer sur l’humain et son approche de cette nouvelle technologie : « c’est l’humain qu’il faut contrôler ». Enfin, l’une des principales idées avancées durant le panel est de créer un comité éthique sur l’IA et sa conception. Il existe déjà des sommets sur l’IA réunissant de grandes entreprises, mais il serait possible d’en organiser un qui serait davantage axé sur l’éthique et le contrôle de cette nouvelle technologie.

 

Panel 4- Gouvernement numérique ouvert, cybersécurité et protection des données et des renseignements personnels :

Le dernier panel s’est concentré sur les questions liées à la gouvernance du numérique, à la cybersécurité, ainsi qu’à la protection des données et des renseignements personnels. Au cours des dernières décennies, les données concernant leurs citoyens, lesquelles sont devenues des contenus sensibles nécessitant une protection contre les cyberattaques et la fraude. Pourtant, le Canada est quelque peu en retard en ce qui concerne la création de lois et de directives pour la protection des données personnelles. L’exemple du Règlement général sur la protection des données (RGPD  en action en Europe illustre les politiques de protection des données pour les citoyens.

Les présentations suivantes ont eu trait à la gestion des données et la confidentialité de celle-ci. Steve Waterhouse, consultant en cybersécurité et chroniqueur chez COGECO Media s’est ensuite intéressé aux données et à leur gestion. Il a également souligné qu’il serait intéressant de créer un glossaire pour mieux comprendre ces données afin d’assurer la compatibilité entre les différentes bases de données gouvernementales. La mutualisation des données est une bonne chose selon lui, mais leur sécurité demeure une priorité essentielle. Il convient de définir un cadre pour les données et de gérer les risques liés à celles-ci, tant pour les gouvernements que pour les individus. Dans la même veine, Carolle Vodouhè, consultante en protection des renseignements personnels, invitait à se pencher sur cet enjeu lié à la collecte massive de données. Pour elle, l’anonymat des données joue un rôle crucial. Une meilleure gestion de l’anonymat des données encourage la confiance du public à l’égard de la gouvernance du numérique et des initiatives de cybersécurité.

Simon Hogue, professeur en politiques mondiales de technologies numériques au Département de science politique  de l’UQAM, a conclu le panel en soulignant que les données numériques même sont devenues un enjeu militaire. Actuellement, la militarisation des données est la nouvelle frontière de la guerre. Un exemple d’actualité montre à quel point il est important de réglementer les données ouvertes. En effet, dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie, les données ouvertes et accessibles à tous sont devenues une mine d’or pour obtenir un avantage stratégique. Google Maps est utilisé pour surveiller la circulation sur les routes ukrainiennes, car les soldats ont des téléphones dans leurs véhicules blindés, ce qui leur permet de repérer l’emplacement de l’adversaire. Les vidéos publiées par les soldats sur les réseaux sociaux fournissent également des données sur les positions exactes de l’adversaire. Ces données accessibles à tous sont ensuite croisées avec des programmes militaires de reconnaissance faciale ou d’autres technologies, permettant à chaque camp de renforcer son avantage stratégique sur l’adversaire.

 

Conclusion

Pour nous qui nous intéressons au numérique comme moyen de communication au sens général, il a été pertinent de prendre conscience des enjeux politiques et légaux de la «mécanique» de la gouvernance d’Internet, aspects qui sont moins connus et souvent moins étudiés par nos membres. Le FGI nous a permis de répertorier en quatre grands axes les réflexions actuelles sur la gouvernance d’Internet. En comprenant mieux ces défis, nous devenons conscients des enjeux mondiaux qui entourent la régulation de l’Internet. Notre objectif ici était dans un premier temps de dresser le portrait de ces défis et, ensuite, de vous convier à la réflexion que ces panels ont entamée et qui mérite être poursuivie. Nous espérons par ailleurs poursuivre ces réflexions dans le cadre de notre événement « Rencontres sur les droits et résistances numériques » qui se déroulera du 21 au 24 mai 2024.