Introduction : qu’est-ce que la résistance numérique ?

Par Sophie Toupin et Stéphane Couture

Résumé

Ce numéro spécial de la revue Possibles propose d’aborder le thème des « résistances numériques ». Dans la littérature universitaire et militante, ce thème est abordé depuis déjà une vingtaine d’années, et ce, dans différentes perspectives. En anglais, le concept de digital resistance a par exemple été conceptualisé par le collectif Critical Art Ensemble au tournant des années 2000, et était axé sur l’idée de « médias tactiques », concept faisant lui-même référence aux usages critiques et aux théorisations visant à avancer différents enjeux politiques subversifs. L’un des modèles mis de l’avant était alors celui de « désobéissance civile électronique », qui visait à mobiliser les technologies numériques à des fins de protestation de manière à perturber le pouvoir en place. Parallèlement, d’autres écrits utilisaient le concept de digital resistance pour décrire l’usage des médias numériques alors naissants – en particulier le téléphone cellulaire à cette époque – pour s’opposer politiquement, par exemple dans les mouvements pour la démocratie en Serbie (Vágvölgyi 2000).

Le concept de résistance numérique ou digital resistance continue aujourd’hui d’être mobilisé, tant en anglais qu’en français, et la plupart du temps en référence à des usages tactiques, par exemple pour solidariser les journalistes à la pige (Salamon 2018) ou pour soutenir la lutte des Palestiniens (Skare 2016) ou celle pour la démocratie au Zimbabwe (Moyo 2009). Pour Ziccardi (2013), les activités de contestation numérique ont souvent de très forts liens avec la culture des hackers, qui privilégie la curiosité et l’usage non conventionnel des technologies. Dans le monde francophone, Amaelle Guiton (2013) – dont nous proposons une recension de l’ouvrage ici – place les hackers « au cœur de la résistance numérique » face au contrôle de plus en plus présent des communications par les grandes entreprises et les gouvernements. Au Québec, Philippe de Grosbois (2018) aborde les hackers dans une perspective similaire soit celle des « batailles d’Internet ».

Trépanier-Jobin (2017) considère plus généralement le phénomène de résistance numérique comme « l’utilisation des médias numériques à des fins de contestation et de résistance ». Comme d’autres auteurs et autrices, Granjon (2017) dresse un portrait historique de la « résistance en ligne ». Celui-ci part des usages militants d’Internet des années 1990 jusqu’aux phénomènes d’Anonymous et de Wikileaks, en passant par des phénomènes souvent moins perçus d’emblée comme des pratiques de résistance. En guise d’exemple, on songe à la mobilisation de fans d’Harry Potter pour soutenir financièrement l’envoi de médicaments en Haïti. D’autres pratiques ou usages des technologies numériques pourraient aujourd’hui être caractérisés comme des « résistances numériques », en cherchant à contrer ou à se défendre contre, entre autres, la violence de la suprématie blanche, et contre le capitalisme, le colonialisme et les antiféministes/anti-LGBTQI+.

Historiquement, nous trouvons également important de situer les résistances numériques dans le prolongement des combats contre l’apparition des machines préindustrielles et industrielles. Dans son livre Maroon Nation, Johnhenry Gonzalez (2019) nous plonge par exemple dans l’histoire de ces hommes et femmes marrons qui en Jamaïque attaquaient le système préindustriel des plantations britanniques. Pour ce faire, ils concentraient une partie de leurs efforts révolutionnaires à la destruction des machines des plantations, et à la création de communautés autonomes loin du système esclavagiste. Gonzalez considère les marrons la version la plus réussie des Luddites, qui eux aussi allaient quelques décennies plus tard saboter, par exemple, les métiers à tisser automatisés au cœur des débuts de la révolution industrielle qui allait paupériser toute une classe de travailleurs en faisant disparaître leur art.

Dans Culture and Technology : A Primer, Jennifer Daryl Slack et J. MacGregor Wise (2015) dédient d’ailleurs tout un chapitre au luddisme. Dans la culture populaire, être appelé luddite signifie être « anti-technologie » ou « anti-progrès ». Par contre, historiquement, les Luddites ne sont pas contre toutes les formes de technologie, mais plutôt contre celles qui visent, à renforcer le capital et les élites et à opprimer et dominer le peuple. Au temps de la révolution industrielle britannique, révolution qui s’est d’ailleurs opérée grâce à l’esclavage et au colonialisme, les Luddites s’opposaient à la déqualification de leurs emplois, au remplacement des travailleurs par les machines, à la réduction des salaires et à leur assujettissement général au système de l’usine moderne (Slack & Wise 2015). Leur résistance prenait différentes formes d’actions directes telles que la négociation, la grève, les manifestations et le sabotage des machines (Slack & Wise 2015). D’hier à aujourd’hui, certains groupes engagés dans l’analyse et la résistance aux technologies et au numérique puisent dans l’histoire du luddisme pour repenser analytiquement les fondements de la résistance. D’ailleurs, l’un des auteurs dans ce numéro (voir Cadon) utilise le cadre d’analyse des Luddites contemporains – ou néo-luddisme – pour sa critique envers les machines. Le terme néo-luddisme, appliqué aux ordinateurs, a émergé des travaux de Kirkpatrick Sale (1995).

Une autre perspective historique pertinente sur les résistances est celle proposée par Ruha Benjamin (2019) dans son livre Race after technology. Dans cet ouvrage, l’autrice se réfère à l’histoire américaine de la ségrégation raciale, et en particulier aux Lois Jim Crow, qui établissaient la ségrégation et visaient à limiter et entraver les droits fondamentaux des Africains-Américains. Benjamin analyse ce qu’elle décrit comme un nouveau code Jim (New Jim Code), un code informatique, cette fois, qui reflète et reproduit les discriminations existantes, mais qui est perçu plus objectif que les systèmes discriminatoires de l’époque précédente. Pour combattre ce nouveau code Jim et le racisme dans la sphère du numérique, Benjamin propose un cadre abolitionniste pour réoutiller nos solidarités et réimaginer la justice à travers le développement de technologies dites émancipatrices. Elle utilise l’exemple de l’application appolition (un mot-portemanteau d’application + abolition) développé en 2017 par le militant transgenre noir Dr Kortney Ziegler. Cette application visait à récolter de l’argent pour permettre à des personnes notamment noires d’être mises en liberté sous caution dans un système d’incarcération raciste. Benjamin nous rappelle aussi que, comme les pratiques abolitionnistes antérieures, celles d’aujourd’hui ne doivent pas toutes être exposées. Certaines demandent une discrétion stratégique, tandis que d’autres peuvent être tweetées au monde entier (Benjamin 2019).

Résumé des textes

Ce dossier veut donc aborder une diversité des pratiques, discours et phénomènes qui pourraient être caractérisés comme des formes de « résistance numérique ». Les contributions abordent des perspectives provenant de différents espaces géographiques ou culturels, incluant la mise en lumière de cas situés en contextes québécois et canadien. Certaines adoptent une approche historique afin d’illustrer le développement des contestations numériques. Pour autant, ils ne mobilisent pas forcément l’éventail historique que nous avons dressé plus haut, mais sont plutôt irrigués par ces derniers. D’autres s’attachent aux théories décoloniales, anticoloniales, féministes ou critiques pour entre autres repenser les infrastructures numériques et remettre en question le capitalisme numérique. Pour mieux faire ressortir les différentes contributions, il est possible de diviser le dossier en quatre parties distinctes.

La première partie regroupe différents textes proposant une perspective plus large et cartographique des résistances numériques.

Dans leur article « Cartographier les résistances à l’ère du capital algorithmique », Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau situent les résistances numériques autour de deux types de luttes sociales. D’une part, les « luttes de classes », qui opposent le capital au travail. Celles-ci se manifestent par des efforts de syndicalisation des chauffeurs d’Uber ou de grève chez Amazon. D’autre part, les « luttes frontières » se situent à la jonction de la production économique et d’autres sphères sociales et renvoient aux revendications d’un droit à la déconnexion ou à la vie privée, ou encore aux mouvements tels que le Data 4 Black Lives.

Eva Giard et Stéphane Couture proposent pour leur part une recension de lecture du livre de Amaelle Guiton paru en 2013, intitulé Hackers, au cœur de la résistance numérique. Nous avons en effet préféré nous attarder dans ce dossier à des aspects et des travaux sans doute un peu moins connus du public cible de la revue qui amènent aussi des perspectives différentes sur les phénomènes de résistance numérique. Nous ne pouvions toutefois pas ignorer le phénomène des hackers et avons donc décidé de proposer cette recension de lecture du livre de Guiton qui, bien qu’un peu daté (2013), fait directement écho au thème du numéro (la résistance numérique).

Le texte de Benjamin Cadon « Détruire ou altérer le fonctionnement des machines numériques, la résistance du 21e siècle ? » situe pour sa part la résistance numérique aujourd’hui dans le prolongement du Luddisme. Le nom Luddisme a été donné aux briseurs ou saboteurs de machines qui luttaient contre la disparition de leur art ainsi que leur paupérisation suite à l’arrivée des métiers à tisser automatisés au début de la révolution industrielle en Angleterre. L’auteur s’interroge sur les motifs qui, au cours des dernières décennies, ont développé de la haine à l’égard des machines et sur les stratégies de destruction à petite échelle du capitalisme numérique actuel qui appelle le néo-luddisme. L’auteur conclut en se questionnant sur la manière de tendre vers un futur responsable et équitable par l’adoption de basses technologies ou low tech.

La deuxième partie aborde la question des infrastructures numériques, c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs techniques (serveurs, fils, logiciels, etc.) et organisationnels (ressources humaines) qui soutiennent nos usages normaux. En effet, des initiatives existent depuis longtemps et tentent de proposer des infrastructures numériques alternatives à celles commerciales, lesquelles les auteurs et autrices associent aux luttes du numérique.

Anne-Sophie Letellier et Julien Hocine s’intéressent à la manière dont la résistance se manifeste dans le champ des infrastructures numériques au Canada avec leur article intitulé « Les infrastructures numériques : quels enjeux en contexte canadien ? ». Référant aux travaux de Milan, ce type de contestation y est présenté comme étant : « L’implantation de moyens de communication, tels que des fournisseurs d’accès Internet (FAI) non commerciaux (.) afin de défaire le monopole des États et des conglomérats médiatiques, technologiques et des télécommunications sur l’usage et le contrôle des infrastructures de communication ». (Notre traduction : Milan 2013, 1)

On y présente les résistances en termes de connectivité et d’appropriation, en particulier dans la mise en place d’infrastructures communautaires de télécommunication, et ce, autant en milieu urbain qu’au sein des communautés autochtones en région nordique du Canada.

SpiderAlex nous propose deux textes conjoints, respectivement intitulés « Soutenir ce qui nous soutient : faire de l’infrastructure féministe » et « Infrafem, ressources et répertoires féministes ». Le premier texte développe un cadre conceptuel pour comprendre ce que sont les infrastructures féministes et comment celles-ci représentent une forme de résistance numérique féministe. À partir de deux exemples, l’Internet féministe et les serveurs féministes, l’autrice nous fait voyager dans le monde du développement d’infrastructures numériques faites par et pour des réseaux féministes anonymes. Le deuxième texte est un recueil de ressources nous permettant d’approfondir le sujet des Infrafems à travers des exemples tels que des lignes d’attention (helplines), des serveurs féministes, le développement des protocoles d’Internet féministe, les algorithmes et les bots féministes intersectionnels.

L’article de Ksenia Ermoshina et Francesca Musiani « Messageries fédérées : des résistances numériques par l’architecture ? » porte sur le sujet des messageries fédérées comme forme de lutte par l’architecture. Les messageries fédérées sont des services de messagerie instantanée (comme WhatsApp, Facebook Messenger ou Slack) qui, bien que liés entre eux sous la forme d’une « fédération », fonctionnent sur des serveurs autonomes les uns des autres. Ce type d’architecture s’oppose aux plateformes centralisées et commerciales de messages, et les autrices parlent d’ailleurs d’une « résistance par l’alternative » qui rejoint ainsi la culture hacker et les projets de logiciels libres. Le texte aborde le cas du projet Matrix.org, qui recense 10 millions de comptes et plus de 20 000 serveurs.

Une troisième partie regroupe différentes études de cas de contestation numérique en lien avec les plateformes numériques et les données.

Stéphane Couture et Samantha Boucher proposent dans leur article « Déjouer les algorithmes, une tactique de résistance numérique : le cas des “pods d’engagement” d’Instagram » une analyse du cas des « pods d’engagement d’Instagram », qui sont des espaces où des influenceurs et influenceuses se coordonnent pour se donner davantage de visibilité, en dépit des algorithmes d’Instagram qui prescrivent le contraire. Ce cas permet de voir des formes de contestation moins spectaculaires et moins politiquement évidentes, mais qui méritent tout de même notre attention étant donné l’importance actuelle du travail de « branding » sur les réseaux sociaux. Se référant à divers travaux sur les résistances tactiques au quotidien, l’article propose d’aborder ce cas comme une forme de tactique de résistance.

Nous avons ensuite inclus une traduction d’un manifeste intitulé « Le Manifeste-Non du féminisme des données». Ce texte initialement en anglais a été rédigé par un collectif d’universitaires étasuniennes et canadiennes dont les recherches sont à l’intersection entre les données, les infrastructures numériques et l’intelligence artificielle. Le « Manifeste-Non » est une déclaration de refus et d’engagement. Il refuse les régimes de données nuisibles et s’engage pour de nouveaux avenirs en matière de données. Dans cette perspective, il propose un cadre de résistance à suivre pour penser le numérique autrement.

« Pour se souvenir de la Covid-19 en Chine : les formes de la résistance numérique face à la censure » est une traduction du texte de Kinoko Merini, publié dans le livre Covid-19 at the Margin (Milan, Treré et Masiero 2021). L’autrice, dont le nom est un pseudonyme, utilise le secret pour cacher son identité, par peur de représailles. Dans son article, elle discute de la manière dont le dépôt de logiciels GitHub a été utilisé par les Chinois.e.s durant la pandémie comme nouvelle frontière de l’activisme des données. Contrairement à plusieurs plateformes qui ne sont pas accessibles en Chine, GitHub, dont la fonction habituelle est le partage de code, est devenu un véritable lieu pour la participation civique.

Finalement, la dernière partie aborde les résistances numériques anticoloniales et la question de la décolonialité numérique.

Allant dans le sens d’une résistance à la colonisation, Alejandro Mayoral-Baños cible le cœur de la conception informatique et appelle à prendre appui sur les principes et les savoirs des premiers peuples pour repenser le développement des logiciels et leur « mise en société ». Plus spécifiquement, l’auteur propose dans son texte intitulé « La résistance à la colonialité numérique : la roue de médecine technologique anichinabée et la plateforme numérique Indigenous Friends » de recourir aux principes de la roue de médecine anichinabée dans le développement d’une application mobile, pour tenir compte des dimensions logicielles, de propriété des données, d’infrastructure ainsi que de l’aspect humain, collectif et communautaire qu’implique ce développement.

Dans « Stratégies de résistance à la technocolonialité : apprendre des fablabs d’Afrique », Thomas Hervé Mboa Nkoudou explore les mécanismes de détournement déployés par les fablabs ou labos de fabrication en Afrique francophone pour faire face à la non-neutralité des technologies numériques. En exposant le concept de technocolonialité qu’il associe au transfert des technologies, au discours techno-utopique et aux pratiques néocapitalistes, Mboa Nkoudou jette les bases de comment les fablabs en Afrique francophone font autrement. Il emploie la justice cognitive ainsi que l’appropriation décolonisée à travers l’innovation frugale et les luttes contre l’inégalité, incluant celles liées au genre, afin de réinventer les fablabs en Afrique francophone plutôt que d’en faire des copies conformes de l’Occident.

Dans son article « L’analogique et le numérique au service de la résistance au temps du mouvement de libération en Afrique du Sud », Sophie Toupin explore la relation entre le mouvement anti-apartheid et la résistance analogique et numérique. En se penchant sur l’historique du comité technique du Congrès national africain (African National Congress-ANC) des années 50 aux années 90, elle nous fait prendre conscience que le développement technologique à des fins de résistance est ancré dans un riche passé. En deuxième partie de l’article, elle réfléchit sur les leçons à tirer de cette étude de cas en ce qui a trait notamment à l’opacité, à l’obscurcissement ou au secret radical chez les pratiques des mouvements sociaux aujourd’hui.

Caractéristiques de la résistance numérique

Au terme de ce travail, que dégager de ces différentes contributions en ce qui a trait à la contestation numérique ? D’emblée, mentionnons que le terme de « résistance numérique » a d’abord été formulé par les responsables de la revue, nous-mêmes n’ayons pas utilisé cette catégorie dans nos travaux précédents. Nous avons toutefois décidé de la conserver, car elle nous semblait favorable à l’étude d’un champ assez vaste de phénomènes. Toutefois, les articles ici réunis représentent avant tout ce que nous concevions de manière implicite, mais sont également basés sur notre expertise générale, comme des luttes par et pour le numérique. Au terme du travail, nous pouvons quand même dégager certaines dimensions de ce qui nous semble caractériser la résistance numérique.

Les affordances techniques. La grande partie des articles sont en lien avec les affordances des dispositifs numériques, que ce soit les algorithmes (Durand Folco et Martineau, Couture et Boucher) ou l’architecture en réseau (Ermoshina et Musiani, Toupin). Plusieurs ont un objectif de détournement ou de « déjouement » et d’autres visent encore à proposer une autre façon de fabriquer, notamment en imposition aux normes coloniales (Mayoral-Baños, Mboa Nkoudou).

L’aspect collectif. On peut noter que tous les articles s’intéressent à l’action collective. Nous souhaitons surtout mettre de l’avant dans ce numéro des formes de résistance s’articulant – ou pouvant potentiellement s’articuler – autour de solidarité et avons ainsi laissé de côté tout ce qui relevait de l’individuel.

Outil ou objet de résistance. Une distinction déjà abordée ailleurs (Landry 2013) est de savoir si on résiste par le numérique ou pour le numérique. Par exemple, il nous semble que le cas du comité technique du Congrès national africain participe plutôt à une lutte par la technique (Toupin). Au contraire, la proposition faite par Mayoral-Baños, Cadon ou encore celle concernant les infrastructures techniques (SpiderAlex) sont plus des résistances pour une technologie alternative.

Stratégie ou tactique. Une autre distinction à opérer, bien qu’avec nuance, est celle entre dimension stratégique et tactique. Déjà, au début de ce texte, nous mentionnions que l’origine du terme de « résistance numérique » renvoyait à l’idée de médias ou de technologies tactiques. Cette distinction fait ainsi référence à l’œuvre de Michel de Certeau entre tactique et stratégie, où la stratégie renvoie à une action qui peut se faire à partir d’un lieu propre, se situant à l’extérieur de l’environnement de pouvoir de l’adversaire. La tactique, elle, renvoie plutôt à des gestes qui ne peuvent se faire qu’au sein de l’environnement de pouvoir de l’adversaire (Certeau 1990; voir le texte de Couture et Boucher). Ainsi, selon cette distinction, il est clair, par exemple, que les messageries fédérées décrites par Ermoshina et Musiani sont plutôt de l’ordre stratégique, tandis que l’activité des influenceuses est plutôt de l’ordre tactique, à la limite même d’une contestation consciente. Les perturbations décrites par Cadon se situent également au niveau tactique.

Le discursif et la pratique. Certaines formes de résistance sont beaucoup plus discursives. C’est en particulier le cas du « Manifeste-Non » des données féministes, traduit pour ce numéro, mais l’on rencontre de nombreux autres manifestes similaires sur Internet. D’autres formes de résistance sont, elles, beaucoup plus pratiques, comme le réseau de communication cryptographique développé contre le régime de l’apartheid, décrit par Toupin et qui était à toutes fins pratiques absent sur le plan discursif. Finalement, certaines initiatives, comme les infrastructures féministes décrites par SpiderAlex, se situent à mi-chemin, car bien qu’ancrées dans la pratique, elles contribuent largement à frapper l’imaginaire et ouvrir des possibles et rejoignent ainsi ce que Sébastien Broca (2013) appelle des utopies concrètes.

Le caché et le public. La moitié des initiatives recensées dans ce numéro ont un certain caractère clandestin, caché ou privé. Par exemple, les pods d’engagement décrits par Couture et Boucher, s’ils visent à déjouer l’algorithme d’Instagram, prennent toutefois forme sur des groupes Facebook privés. Le comité technique décrit par Toupin était, par nature, clandestin. Merini doit elle-même dissimuler son identité en tant qu’autrice pour se protéger. Le sujet de l’article de SpiderAlex, les InfraFems, suggère le caractère souvent invisible et caché de la participation à travers les ‘infra’, signifiant d’ailleurs en dessous. À l’inverse, les initiatives de résistance plus « discursives » sont par essence publiques, puisque leur impact ne peut qu’être effectif si l’initiative est publicisée.

Il faut le rappeler, l’action secrète ou clandestine représentait souvent l’une des conditions sine qua non à la réussite des mouvements de l’abolition à la libération. Aujourd’hui, la dimension de la transparence à tout prix semble encore dominer sur les pratiques du caché. Dans son livre Radical Secrecy: The Ends of Transparency in Datafied America, Clare Birchall (2021) expose la thèse du secret comme possibilité de réimaginer la résistance collective à l’ère des données numériques. Malheureusement, on associe encore trop souvent le secret avec la seule fonction de contrôle – fonction qu’elle joue quand, par exemple, l’État ou les géants du web l’utilisent – et la transparence comme associée avec la liberté. Cependant, grâce aux exemples dans ce numéro, on constate qu’il est important d’aborder sérieusement cette dimension.

L’aspect d’autonomie ou de « souveraineté ». L’autonomie ou la souveraineté ressortent souvent comme des dimensions importantes de la résistance numérique. L’autonomie peut s’exprimer à travers le développement d’infrastructures dites non commerciales (Letellier et Hocine, SpiderAlex), du développement local frugal plutôt que d’un transfert de technologie du Nord au Sud (Mboa Nkoudou) ou un refus de l’accaparement des données pour le profit des géants du web (Durand Folco et Martineau, Manifeste-Non). Le terme souveraineté, appliqué aux technologies, infrastructures ou données, est mobilisé depuis peu par les différents actrices et acteurs, qu’ils soient des mouvements sociaux, des états ou des peuples autochtones.

Si nous croyons avoir dressé un bon portrait contemporain et historique des résistances numériques, il reste que notre dossier ne prétend pas régler la question. De nombreuses initiatives existent et n’ont pas été abordées ici, et d’autres encore n’ont été survolées que superficiellement. Par ailleurs, si les formes de résistance numérique dans ce dossier ont été abordées dans une perspective surtout progressiste, on doit aussi se poser la question sur les réappropriations de ces pratiques et des discours par des acteurs ne se situant pas nécessairement dans le même spectre politique. On peut penser au passage récent de plusieurs personnalités conservatrices vers des plateformes dites alternatives, ou encore le détournement algorithmique visant la désinformation. Si ces exemples méritaient d’être étudiés en profondeur, nous espérons tout de même que ce dossier puisse servir à irriguer les discussions tant académiques que militantes quant aux questions et enjeux de la résistance numérique. À cet effet, les direct.eur.rice.s de ce numéro, en partenariat avec l’organisation non gouvernementale Alternatives, ont lancé cette année Le Laboratoire des droits en ligne et des technologies alternatives ou LabDelta, une initiative qui vise à jeter les bases d’un espace de recherche et d’expérimentation en lien avec les thèmes abordés dans ce dossier, qui est d’ailleurs l’une de ses premières contributions.

 

Remerciements : Nous voudrions remercier Samantha Boucher, auxiliaire de recherche à l’Université de Montréal, qui nous a assistés tout au long de la réalisation de ce dossier. La coordination de ce dossier a été réalisée dans le cadre du projet « Laboratoire sur les droits en ligne et les technologies alternatives » (LabDelta.ca) financé par l’Autorité canadienne des enregistrements Internet (acei.ca). Merci également à Régis Coursin et les personnes associées à la revue Possibles pour leur soutien et leur appui.

 

Biographies

Sophie Toupin est une chercheuse postdoctorale du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) à l’Université d’Amsterdam.

Stéphane Couture est professeur adjoint au département de communication de l’Université de Montréal. http://stephanecouture.info

 

Références

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