Déjouer les algorithmes, une tactique de résistance numérique : le cas des « pods d’engagement » d’Instagram

Par Stéphane Couture et Samantha Boucher

Résumé

« Le jeu des algorithmes [algorithm gaming], tel qu’il se produit dans les pods d’engagement, est un effort collectif pour stabiliser les conditions de travail précaire qui caractérisent [Instagram] comme espace de production culturelle plateformisée » (O’Meara 2019, 8, citation traduite par nos soins).

Cet article vise à analyser une forme de résistance numérique consistant à déjouer les prescriptions mises en place par les algorithmes et qui a pour but de défendre des intérêts individuels ou collectifs divergeant des objectifs des industries contrôlant ces algorithmes. L’article aborde le cas des « pods d’engagement » d’Instagram permettant aux personnes utilisant Instagram – et en particulier les personnes dites « influenceuses » et « influenceurs » – de se coordonner pour augmenter leur visibilité mutuelle sur cette plateforme. Si ce phénomène peut ne pas apparaître d’emblée comme un lieu de « résistance numérique », il permet néanmoins d’examiner des formes plus mondaines et « tactiques » de résistance numérique qui peuvent par ailleurs contribuer à l’amélioration des conditions matérielles de vie des personnes impliquées. Cet article prend l’opportunité que la deuxième autrice, Samantha Boucher, étudie le phénomène des influenceuses et influenceurs de manière plus générale dans le cadre de son mémoire de maîtrise, et s’appuie particulièrement sur les analyses réalisées par Cotter (2019) et surtout O’Meara (2019) à propos des « pods d’engagement » d’Instagram.

Contexte : déjouer les algorithmes

De manière générale, un algorithme est un ensemble d’instructions, de règles et de calculs conçus pour résoudre des problèmes (Benjamin 2019, 6). Les algorithmes sont désormais omniprésents sur les réseaux sociaux numériques et contribuent à organiser, prioriser ou filtrer l’information qui nous est rendue visible (Cardon 2018). Les algorithmes font de plus en plus l’objet de critiques dénonçant notamment le renforcement des inégalités sociales voire de la discrimination raciale (Benjamin 2019 ; Eubanks 2018 ; O’Neil 2018). Benjamin (2019, 62) souligne par exemple les biais implicites raciaux ou sexistes de Google qui renvoyaient des résultats de recherche discriminatoire (Benjamin 2019, 62). Dans la même lignée, Gillepsie propose de voir les algorithmes comme un mécanisme socialement construit et institutionnellement géré (Gillepsie 2014, 192). Il affirme que la logique éditoriale derrière les algorithmes dépend des choix subjectifs des conceptrices et concepteurs, qui eux-mêmes ont passé par la subjectivité institutionnellement ancrée dans les processus de formation et de certification.

Cependant, si on peut critiquer les algorithmes pour leur pouvoir prescripteur articulant souvent des biais sociaux, on constate aussi l’émergence de pratiques visant à déjouer ou détourner les algorithmes, notamment pour accroître leur visibilité. En anglais, ces pratiques sont souvent qualifiées de « gaming the algorithm », de « gaming the system » (Gillepsie 2014 ; Brown 2018 ; Cotter 2019) ou encore de « attention hacking » (Marwick et Lewis 2017). Soulignons pour commencer que ces pratiques sont souvent décriées par les grandes compagnies. Petre, Duffy et Hund (2019) notent par exemple que des termes tels qu’ « organique » sont utilisés par les entreprises pour décrire le comportement qu’ils trouvent approprié sur leurs plateformes et que leurs politiques semblent évoluer en fonction des usages qu’ils trouvent frauduleux. En avril 2017, Facebook annonçait que les titres comportant un piège à clics (click-bait), c’est-à-dire du contenu qui incite les internautes à cliquer sur un lien, seraient rétrogradés dans l’algorithme (Rogers, Kovaleva et Rumshisky 2019), puis, en décembre 2017, la compagnie a annoncé qu’elle rétrograderait les engagement baits, des messages spams qui incitent les internautes à interagir avec les mentions j’aime ainsi que d’autres fonctionnalités d’interaction de la plateforme (Petre, Duffy et Hund 2019, 4). D’un point de vue commercial, certaines de ces pratiques sont également perçues comme frauduleuses. Brown (2018) affirme que des influenceuses et des influenceurs tentent de jouer avec le système en « fraudant » leur authenticité, notamment grâce aux bots ou à la technique du follow on / follow off, une technique fréquemment utilisée sur Instagram, qui consiste à s’abonner à plusieurs autres personnes dans l’espoir que ces dernières s’abonnent en retour.

Des analyses inscrivent toutefois ces pratiques consistant à « déjouer les algorithmes » dans une perspective davantage dialectique, donnant une légitimité et une agentivité morale plus forte aux personnes qui s’y adonnent. Petre, Duffy et Hund (2019) soulignent ainsi que « la frontière entre une action stratégique légitime pour accroître la visibilité et l’illégitimité est nébuleuse et change beaucoup » (Petre, Duffy et Hund 2019, traduit par nos soins). Cotter (2019) préfère pour sa part parler d’un « jeu de visibilité » qui s’appuie sur des règles du jeu algorithmiques, pour obtenir plus de visibilité. O’Meara (2019) les appréhende comme des formes de résistance « tactique » envers les géants de la toile et le capitalisme numérique plus généralement. C’est dans cette dernière perspective que notre analyse se situe.

Le cas des « pods d’engagement » d’Instagram

Nous nous intéressons ici au cas des influenceuses et influenceurs d’Instagram qui tentent de déjouer les algorithmes d’Instagram en mettant en place des espaces de coordination appelés « pod d’engagement ». Les influenceurs et influenceuses sont des personnes, souvent ordinaires, qui ont beaucoup d’abonné.es sur un compte de réseau socionumérique. Ils sont souvent payés pour faire la promotion de produits ou de services, tout en partageant plusieurs aspects de leur vie quotidienne, comme leur vie amoureuse ou les péripéties qu’ils ont vécues pendant la journée. Les influenceuses et influenceurs obtiennent souvent un revenu de la part de commanditaires qui vont payer pour que leurs produits soient mentionnés sur une photo ou y apparaissent simplement. Une entrevue réalisée par Vox.com avec un responsable d’une agence de placement d’influenceuses révèle par exemple qu’un influenceur ayant plus d’un million d’abonné.es peut recevoir environ 10 000 USD (par publication sur la plateforme). Selon l’article (Lieber 2018), certains « nano influenceurs » (ayant entre mille et dix mille abonné.es) pourraient recevoir un revenu annuel d’entre 30 000 USD et 60 000 USD, tandis qu’une « micro-influenceuse » (entre dix milles et cinquante mille abonné.es) pourrait recevoir un revenu allant jusqu’à 100 000 USD. Au Québec, le site influenceurs.quebec recense environ 1 600 influenceurs, dont plusieurs sont déjà connus publiquement.

Pourquoi au juste aborder le cas des influenceuses dans le cas d’un dossier sur la résistance numérique ? D’une part, il nous semble important de nous attarder à des aspects plus banaux ou mondains qui peuvent ne pas apparaître d’emblée comme des formes évidentes de résistance numérique. Abidin (2016) propose d’ailleurs le concept de « frivolité subversive » pour caractériser la manière dont les pratiques de selfie et de présentation de soi sur Instagram sont devenues des formes de travail rémunérées, en dépit des usages prescrits par la plateforme. Pour Abidin, la frivolité subversive désigne « le pouvoir génératif sous-visible et sous-estimé d’un objet ou d’une pratique découlant de son cadrage discursif (populiste) comme marginal, sans conséquence et improductif » (Abidin 2016, 1). Cette frivolité subversive pourrait en elle-même être perçue comme une tactique de résistance. Plus important ici, il faut souligner – comme le note O’Meara (2019) – que le travail d’influenceuse est caractéristique d’une forme de travail marquée par l’image d’une travailleuse créative, indépendante, employée de manière flexible et qui s’articule à une logique du « self-branding », dans laquelle les individus cherchent à faire de leur image un produit vendable pour le marché du travail. Dans cette perspective, l’activité des influenceuses d’Instagram s’inscrit dans le contexte d’une économie postindustrielle qui, depuis les années 1970, conduit à une plus grande précarité d’emploi et une place toujours plus importante du travail autonome et créatif (Hearn et Schoenhoff 2015 cités dans O’Meara 2019). Ce contexte est de plus marqué par l’utilisation massive des technologies de communication et des changements vers une gouvernance néolibérale a inauguré de nouvelles formes de travail « immatériel » (Lazzarato 1996). O’Meara propose ainsi de percevoir les « pods d’engagement » comme des efforts collectifs et organisés dans le but d’atténuer les conditions d’emploi précaire au sein d’un groupe de travailleuses culturelles qui par ailleurs sont majoritairement de jeunes femmes.

Comme la recherche de maîtrise de la deuxième autrice (Samantha Boucher) porte sur Instagram, nous avons été spécialement intéressé.es par les articles de Cotter (2019) et O’Meara (2019) cités précédemment. Cotter, en particulier, se base sur une analyse de discussions et d’interactions en ligne pour démontrer que la quête d’influence et d’engagement du côté des influenceuses et influenceurs s’inscrit dans un « jeu de visibilité » dans lequel le succès est interprété en fonction de l’engagement que leur compte génère, c’est-à-dire, le nombre de mentions « j’aime », le nombre de commentaires ainsi que le nombre d’abonnements. Après avoir consulté des groupes privés d’influenceuses et influenceurs sur Facebook – les « pods d’engagement » -, Cotter soulève que leurs membres ont remarqué que l’algorithme d’Instagram privilégie celles et ceux qui font preuve de connectivité, c’est-à-dire qui participent activement aux interactions sur leur compte. De cette façon, elles et ils en déduisent que l’algorithme serait capable de détecter avec précision leurs stratégies de contournement de la « vraie » connectivité afin d’inciter les influenceuses et influenceurs à développer des relations « réelles », c’est-à-dire des relations avec de vraies internautes et non des robots. Toutefois, ces groupes privés stipulent également que même ces relations « réelles » peuvent facilement être simulées de manière algorithmiquement indétectable.

À l’aune de ces interprétations, Cotter (2019) identifie deux tactiques distinctes pour exercer une influence sur Instagram : « l’influence relationnelle » et « l’influence simulée ». « L’influence relationnelle » met de l’avant des méthodes qui visent à bâtir une relation avec les abonné.es potentiels.les en interagissant avec ceux-ci. Les influenceuses et influenceurs qui misent sur cette tactique croient qu’en publiant du contenu original et authentique, elles et ils rejoindront plus de personnes. « L’influence simulée » propose quant à elle d’obtenir un niveau élevé de visibilité en allant au-delà des relations intimes et authentiques, c’est-à-dire, en simulant la connectivité valorisée par l’algorithme. Cette tactique donne la priorité aux métriques plutôt qu’à l’intimité, traitant les commentaires, les mentions « j’aime » et les partages comme une « monnaie sociale » (Marwick 2015 cité dans Cotter 2019). Ainsi, plusieurs reconnaissent que le moyen le plus simple de simuler la connectivité consiste à utiliser des services d’automatisation, ou des « bots », pour interagir avec des publications ou suivre des comptes, technique qui a toutefois été bannie par Instagram.

Pour pallier cette interdiction, les influenceuses – ou les personnes souhaitant gagner en visibilité – se dirigent alors vers des engagement pods – que nous traduisons par « pods d’engagements  » en français et qui relève de l’influence simulée. Il s’agit en fait de groupes privés, se situant souvent à l’extérieur d’Instagram (par exemple sur Facebook) au sein desquels les personnes se réunissent pour partager leur dernière publication afin que les autres personnes membres du « pods » puissent attribuer des mentions « j’aime » ou encore les commenter. Cette technique demande un lien de réciprocité fort entre les différents membres du groupe. Les « pods d’engagement » favorisent ainsi l’interaction sur une publication, lui permettant d’être plus importante aux yeux de l’algorithme. Bien que cette technique soit plutôt utilisée par les influenceuses et influenceurs, d’autres personnes moins populaires ou moins influentes utilisent également ces techniques de simulation dans le but de gagner en visibilité.

Pour les fins de cet article, nous avons tenté nous-mêmes d’y voir plus clair sur les « pods d’engagement » en effectuant une recherche sur Facebook, contenant les termes « engagement pods », différents groupes privés sont alors affichés. Trois de ces groupes semblent les plus populaires puisqu’ils sont les premiers dans liste. Parmi ceux-ci, deux sont anglophones et le dernier est francophone, comme le montre la prise d’écran suivante :

 

Recherche sur Facebook à propos des pods d’engagement (Prise d’écran faite le 11 janvier 2021)

Afin de mieux comprendre ce que sont les engagement pods, nous nous sommes donc abonnées à chacun de ces groupes. Ces groupes semblent fonctionner sous forme de followtrain, décrit par l’Urban Dictionnary comme une chaîne lancée par une personne sur laquelle elle partage sa publication Instagram pour que les autres personnes de la chaîne lui donnent une mention j’aime. À tour de rôle, les autres personnes du même groupe partagent leur publication dans le même but. C’est ce qui est communément appelé des pods like. Un autre type de followtrain consiste en un groupe de personnes qui s’abonnent les unes aux autres dans un certain laps de temps. Plus largement, un followtrain permet de gagner plusieurs abonné.es, de manière gratuite et organique, sans avoir recours à une autre application.

Nous avons également réalisé une entrevue semi-dirigée avec Jessica, membre de l’un de ces groupes depuis avril 2020. Notons qu’elle s’y est abonnée surtout par curiosité – plutôt que par quête de revenus – afin d’en apprendre davantage sur les techniques des internautes pour augmenter rapidement les abonnements et les mentions « j’aime ». Sans nécessairement vouloir obtenir des gains financiers grâce à la plateforme, Jessica est simplement intriguée par les influenceuses et influenceurs qui s’y trouvent et souhaite mieux comprendre leur ascension en s’adonnant à l’exercice. Selon elle, les « pods d’engagement » sont des groupes privés d’usagères et d’usagers d’Instagram qui prennent forme sur Facebook dans lesquels les gens s’écrivent lorsqu’ils publient une photo afin que les autres membres du groupe donnent une mention « j’aime » ou commentent la publication. Les « trains », toujours selon Jessica, seraient plutôt un groupe d’entraide dans lequel les gens s’abonnent les uns aux autres. Elle précise toutefois que ces abonnements s’échelonnent sur quelques semaines puisque si les internautes s’abonnent à plusieurs centaines en une journée, par exemple, Instagram pourrait penser que ce sont de faux comptes et ainsi les bloquer. Pour former ces « trains », les participant.es publient un message indiquant qu’ils en démarrent un, en spécifiant le nombre de places disponible. Ce nombre de places correspondra au nombre de nouveaux abonnements qu’une personne obtiendra en participant à ce groupe, à condition que toutes les autres personnes participantes soient de bonne foi et s’abonnent réciproquement aux comptes participants au train. Généralement, la personne ayant fait la publication démarre une conversation privée sur Instagram, avec toutes les personnes participantes, sur lequel elle indique à qui s’abonner et quand. Dans notre entrevue, Jessica explique qu’elle a réussi à augmenter le nombre de ses abonné.es grâce à ces followtrain. Elle est donc passée d’environs 80 à 2 800 abonné.es en quelques mois, ce qui la classe (sur le plan quantitatif du moins) dans la catégorie des « nano-influenceurs » que nous avons présentée. Si elle affirme fièrement que ce sont tous de vrais comptes, elle note toutefois perdre des abonné.es sans trop comprendre pourquoi :

À chaque jour, ça rebaisse beaucoup, mais selon ce que le monde dise [dans les groupes], que moi je ne comprends pas trop encore avec les algorithmes Instagram […], ça aurait l’air qu’Instagram enlève des abonné.es aux gens et je ne sais pas pourquoi. Fait que j’imagine que plus que tu montes tes abonné.es plus il en descend… je ne sais pas.

Cet énoncé porte à croire que les internautes utilisent ces techniques dans l’espoir qu’elles fonctionnent sans trop être conscients des résultats concrets qu’elles apportent : « Il y a comme pleins de petits trucs que les gens disent pour détourner les algorithmes, mais [.] moi je ne sais pas jusqu’à quel point c’est vrai, jusqu’à quel point ça marche. [.] C’est un mystère pour tout le monde [.] ». C’est pourquoi les internautes discuteraient énormément de leurs hypothèses en lien avec les algorithmes dans les différents groupes. Par exemple, Jessica mentionne que les membres d’un des groupes dont elle fait partie discutaient du fait qu’ils doivent faire des commentaires de plus de trois mots, sans quoi Instagram pense que ce sont des robots qui commentent et pourrait supprimer le commentaire ou, pire encore, bloquer le compte (rappelons que les plateformes comme Instagram et Facebook interdisent l’emploi de robots, ou « bots », dans leurs conditions d’utilisation [Cotter 2019, 906]).

Les « pods d’engagement » : quelle forme de résistance ?

De quelle(s) manière(s), les « pods d’engagements » peuvent-ils au juste être appréhendés comme des formes de résistances ? Tout d’abord, reconnaissons que cela ne va pas nécessairement de soi. D’une part, notons que les actrices (et en particulier Jessica, que nous avons rencontrée) ne semblent pas elles-mêmes qualifier leurs propres pratiques comme des formes de résistance. D’autre part, il faut convenir que les « pods d’engagement » s’articulent davantage autour d’un objectif plus égocentrique, c’est-à-dire, gagner en visibilité dans le but individuel de faire de plus grands gains financiers, mais « en jouant » avec l’algorithme d’Instagram d’une manière qui n’est pas prescrite par la plateforme. Par contre, ce qui nous interpelle particulièrement dans le cas des « pods d’engagement » est le fait qu’ils renvoient à une forme de solidarité collective qui va au-delà du geste individuel.

Il nous semble ici pertinent de caractériser les « pods d’engagement » comme une forme tactique de résistance collective. Sur la dimension de résistance du phénomène, nous nous référons d’abord à l’étude d’O’Meara (2019) sur le sujet (et dont nous nous inspirons particulièrement) qui les caractérise elle-même dans ce sens. Rappelons d’abord que pour O’Meara le travail des influenceuses s’inscrit dans la phase actuelle du capitalisme qui valorise le travail créatif et l’économie de l’attention. Dans cette lignée, l’autrice propose de percevoir les « pods d’engagement » comme un effort collectif et organisé dans le but d’atténuer les conditions d’emploi précaire au sein d’un groupe de travailleuses culturelles, qui sont par ailleurs majoritairement de jeunes femmes. Les influenceuses et influenceurs d’Instagram ont recours aux « pods d’engagement » dans le but d’améliorer le classement algorithmique et leur visibilité, de partager des informations et des stratégies et de gérer les apparences auprès des partenaires publicitaires. O’Meara perçoit donc la participation à ces « pods d’engagement » comme une tentative pour lutter contre l’état perpétuel de précarité qui caractérise le travail de ces productrices culturelles travaillant sur des plateformes numériques.

Le titre de l’article de O’Meara, « Weapons of the Chic » (« Les armes des élégantes ») fait d’ailleurs implicitement référence au célèbre ouvrage de James S. Scott Weapons of the weak (paru en 1985) qui analyse des formes de résistance subalterne et qui pourraient être qualifiées de tactiques. Pour Scott, les personnes « qui soutiennent que la “vraie résistance” est organisée, basée sur des principes et a des implications révolutionnaires négligent le rôle vital des relations de pouvoir qui contraignent ces formes de résistance » (Scott 1989, 51 ; cité par Vinthagen et Johansson 2013, 6). Cette perspective rejoint aussi le concept de résistance au quotidien (« everyday resistance ») dont Vinthagen et Johansson (2013) font une exploration synthétique en faisant surtout ressortir le caractère plus mondain, « non-dramatique » et « non-spectaculaire ». Les auteurs s’appuient sur Scott (1989), qui aborde la résistance au quotidien sous un angle oppositionnel, et aussi sur de Certeau (1990), qui l’aborde simplement comme une activité, ou un art de faire.

Une deuxième dimension importante qui nous permet de caractériser les « pods d’engagement » comme forme de résistance renvoie d’ailleurs à la distinction que fait de Certeau entre stratégie et tactique. Pour de Certeau la stratégie réfère à une action qui peut se faire à partir d’un lieu propre, se situant à l’extérieur de l’environnement de pouvoir de l’adversaire. La tactique pour sa part renvoie plutôt à des gestes qui ne peuvent se faire qu’au sein de l’environnement de pouvoir de l’adversaire. Ici, on voit bien que les « pods d’engagement » sont plutôt d’ordre tactique, puisqu’il s’agit de « jouer » avec un algorithme qui est déjà là, sans toutefois remettre fondamentalement en question l’architecture et l’économie de l’attention dans lesquels s’opère le travail des influenceuses.

S’inspirant également de Certeau, Vinthagen et Johansson (2013) soulignent l’importance d’observer la résistance comme « pratique », sans présumer que celle-ci est nécessairement, et de manière intentionnelle, politiquement orientée. Les auteurs notent en particulier qu’il peut être pertinent d’identifier une pratique comme une forme de résistance, même si celle-ci n’est pas pensée en tant que telle par les parties prenantes. Il est donc nécessaire, dans cette perspective d’analyser des formes de résistance qui n’apparaissent pas comme telles de manière évidente, ni pour l’analyste ni pour les personnes impliquées. Dans le cas qui nous intéresse, une hypothèse qu’on pourrait énoncer est que l’aspect particulièrement genré et en apparence « frivole » (pour reprendre les termes d’Abidin) de l’influence sur Instagram – en particulier dans le domaine de la mode et des produits de beauté – pourrait rendre plus difficile de caractériser ces initiatives comme des formes de résistance. Il nous apparaît donc important de mettre en lumière des pratiques qui, même si elles semblent aller dans le sens des prescriptions dominantes, recèlent tout de même certains éléments de résistance.

Conclusion : jouer avec les algorithmes, comme forme tactique de résistance

Bien que nous ayons ici documenté le cas des « pods d’engagement » sur Instagram, d’autres formes de solidarité et de résistance tactiques semblables pourraient être explorées. Certaines recherches ont, par exemple, abordé les pratiques des conducteurs d’Uber consistant, à certains moments, à se débrancher simultanément de la plateforme de manière à perturber artificiellement l’équilibre de l’offre et la demande et d’amener l’algorithme à hausser le tarif des courses (Mohlmann et Zalmanson 2017). Le cas des « pods d’engagement » est toutefois intéressant ici, car il permet de saisir une pratique qui n’apparaît sans doute pas d’emblée comme un geste de résistance. Le caractère en apparence « frivole » et particulièrement genrée de la participation dans ces groupes peut possiblement contribuer à occulter la dimension de résistance de cette activité.

D’autre part, comme nous l’avons mentionné, le détournement algorithmique (« gaming the system ») a souvent une connotation négative de la part des grandes compagnies, car cela renvoie à une certaine question de tricherie ou d’un comportement qui ne respecte pas les règles. Cependant, sur ce point précisément, on peut voir ressortir la dimension de résistance du geste, au sens tactique du terme, dans le sens de ne pas faire exactement ce que les grandes entreprises veulent. Il faut cependant être prudent en abordant le détournement algorithmique dans une perspective progressiste. Marwick et Lewis (2017, 1), ainsi que boyd (2017) abordent par exemple les techniques d’« attention hacking » utilisées par des groupes d’extrême droite afin d’augmenter la visibilité de leurs idées ou encore nuire à la réputation, à la santé mentale, à l’économie et à la société en général (boyd 2017). Si ces phénomènes doivent bien sûr être étudiés, il convient aussi de documenter des formes de résistance qui peuvent conduire à une amélioration des conditions matérielles d’existence des personnes exerçant un travail du numérique, et plus généralement à contribuer à une plus large justice sociale.

 

Biographie

Stéphane Couture est professeur adjoint au département de communication à l’Université de Montréal

Samantha Boucher est étudiante à la maîtrise en sciences de la communication, profil communication médiatique à l’Université de Montréal.

 

Références

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