Cartographier les résistances à l’ère du capital algorithmique

Par Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau

Résumé

Depuis les vingt dernières années, plusieurs qualificatifs ont été utilisés pour analyser les reconfigurations du système économique induites par le développement rapide des technologies numériques. Certaines perspectives plus optimistes ont mis l’accent sur le rôle des résistances et du « travail immatériel » au sein du « capitalisme numérique », alors que d’autres ont décrit le caractère quasi totalitaire du « capitalisme de surveillance » à l’ère des big data. Or, il ne semble pas y avoir encore de consensus concernant le fonctionnement global du capitalisme en 2021, dans une période où l’intelligence artificielle et l’usage intensif des algorithmes transforment à la fois les conditions de la production économique et de reproduction du monde social. Pour comprendre l’émergence des résistances à l’intérieur comme à l’extérieur du monde numérique, et saisir les tendances à la crise, frictions et problèmes qui suscitent diverses révoltes vis-à-vis les plateformes numériques, l’extraction de données et l’usage des algorithmes dans diverses sphères de la vie sociale, une théorie globale du « capitalisme algorithmique » s’avère essentielle.

Dans cet article, nous ferons une brève description du capitalisme algorithmique comme nouveau régime d’accumulation basé sur la valorisation des données, l’exploitation du travail numérique (digital labor) par les plateformes et le développement accéléré des algorithmes. Loin de se limiter à un simple système économique, le capitalisme représente un ordre social institutionnalisé, c’est-à-dire une formation sociale globale basée sur des conditions de possibilités d’arrière-fond comme la nature, le pouvoir politique et le travail de reproduction sociale (Fraser, 2018).

Cette conception élargie du capitalisme nous permettra de cartographier non seulement les « luttes de classes » engendrées par la contradiction capital/travail, mais aussi les « luttes frontières » situées à l’intersection du capitalisme algorithmique et d’autres sphères sociales. Sans entrer dans une description détaillée de chaque mouvement de résistance, nous proposons plutôt de situer leur émergence à partir des dynamiques de déploiement du capitalisme algorithmique. Les mouvements pour la protection de la vie privée et des données, l’auto-organisation des travailleurs du clic, les lois antitrusts et les mobilisations contre les injustices algorithmiques apparaîtront ainsi comme diverses manifestations liées aux contradictions du capitalisme algorithmique.

L’émergence du capitalisme algorithmique

La prolifération de nouveaux adjectifs pour désigner le capitalisme contemporain (numérique, informationnel, cognitif, de données, etc.) mettent l’accent sur différents aspects de ce système. Pour notre part, nous avons choisi d’utiliser l’expression « capitalisme algorithmique » pour insister sur le rôle central d’accumulation de la puissance algorithmique et des nouvelles formes de pouvoir associées à ces dispositifs dans les processus d’exploitation et de contrôle social. Le capitalisme algorithmique désigne un nouveau stade du capitalisme émergeant à l’aube du XXIe siècle via la convergence de multiples facteurs : arrivée des téléphones intelligents et des médias sociaux, big data, développement rapide du machine learning, multiplication des plateformes comme Google, Airbnb, Uber ou Spotify qui se conjugue à un certain essoufflement du modèle d’accumulation néolibéral et financiarisé. Tandis que le terme « capitalisme numérique » reste une expression plutôt vague faisant référence à l’arrivée des ordinateurs personnels et au début de l’Internet dans le contexte du capitalisme néolibéral mondialisé, le capitalisme algorithmique prend son envol suite à la crise financière de 2007-2008. Il correspond à ce que certains auteurs nomment « capitalisme de plateforme » (Srnicek, 2018), « capitalisme de surveillance » (Zuboff, 2019) ou « AI-capitalism » (Dyer-Whitehford et al., 2019), mais ces diverses appellations ne permettent pas de lier la compréhension des phénomènes économiques avec le rôle croissant du pouvoir algorithmique dans la vie sociale.

Dans cette nouvelle configuration sociétale, l’exploitation des données et les technologies algorithmiques deviennent progressivement les conditions générales de la production capitaliste. L’extraction et la monétisation des données personnelles par les plateformes numériques servent à la fois de puissant levier d’accumulation de la valeur et moyen de stimuler le développement tous azimuts des algorithmes dans la vie sociale, économique et politique. L’émergence du travail numérique, la progression fulgurante de l’économie collaborative dans les années 2010 et l’hégémonie des GAFAM sont quelques manifestations de ce nouveau stade du capitalisme boosté aux stéroïdes algorithmiques.

L’arrivée du capitalisme algorithmique s’accompagne aussi d’une forme de pouvoir spécifique que certains nomment « algocratie » (Aneesh, 2009), « gouvernementalité algorithmique » (Rouvroy & Berns, 2013) ou « régulation algorithmique » (Morozov, 2014; Yeung 2018). La science des données se combine à un ensemble de techniques d’analyse prédictive, de systèmes de recommandation et d’accompagnement à la décision, de processus décisionnels automatisés et de nudges permettant à la fois d’orienter, modifier et contrôler les conduites. La régulation algorithmique comprend un ensemble de savoirs et de dispositifs permettant de représenter la réalité sociale par la collecte et l’analyse de données massives, de diriger des contextes d’interaction par l’instauration de règles, standards et systèmes de classification opérés par les algorithmes, et d’intervenir plus ou moins directement pour modifier les comportements des individus (Eyert et al., 2020).

Cette nouvelle forme de pouvoir algorithmique, très souvent opaque, peut aussi amplifier certaines inégalités sociales existantes : non-octroi de prêts et discrimination à l’emploi pour les personnes pauvres, injustices raciales dans les demandes de libération conditionnelle renforcées par les algorithmes judiciaires, renforcement de la surveillance de populations racisées, sans-abri, ou activistes politiques, etc. (Eubanks, 2018).

Outre ces premières dimensions du capitalisme algorithmique, il est essentiel de théoriser le capitalisme comme une totalité sociale complexe comprenant une multitude de sphères d’activité. En nous inspirant des travaux de Nancy Fraser, nous considérons que la production économique repose sur le travail de reproduction sociale (c’est-à-dire les travaux domestiques, de soins et de care largement effectués par les femmes), la sphère environnementale, le pouvoir politique, la vie quotidienne, etc. L’avancée du capitalisme algorithmique dans ces différentes sphères génère une série de conflits et perturbations de toutes sortes : précarisation des conditions de vie, reconfiguration des relations intimes et sexuelles, robotisation du travail domestique, usage intensif des algorithmes dans la transition écologique, tentatives de manipulation à grande échelle des processus électoraux, polarisation des débats dans l’espace public, etc.

Cela signifie que pour faire un portrait global des « résistances numériques », on ne peut pas se contenter d’une étude des luttes sur le web, ou de l’usage des médias sociaux par les mouvements de contestation. Nous proposons plutôt de distinguer deux types de luttes sociales : la « lutte de classes » et les « luttes frontières ». La première renvoie à la « contradiction économique » qui oppose le capital au travail dans la sphère de production et de circulation capitaliste. À l’ère du capitalisme algorithmique, cela implique d’analyser les tensions et résistances engendrées par l’extraction de données et l’exploitation du travail numérique, de même que l’impact des « moyens de production algorithmiques » qui contribuent à l’automatisation des processus de production puis à l’hégémonie des Géants du Web sur une vaste partie de la vie économique.

Ensuite, nous déplacerons notre attention sur les « luttes frontières », terme utilisé par Nancy Fraser pour décrire les résistances qui apparaissent dans la jonction entre la production économique et d’autres sphères de la vie sociale. Comme elle le souligne : « loin de s’imposer une fois pour toutes, les divisions institutionnelles du capitalisme deviennent souvent des foyers de conflits chaque fois que les acteurs se mobilisent pour contester ou défendre les frontières établies séparant l’économie du politique, la production de la reproduction, l’humain de la nature non humaine » (Fraser, 2018: 19). Ainsi, les luttes féministes, écologistes ou en solidarité aux migrants ne constituent pas des mobilisations secondaires ou extérieures au capitalisme, mais des mouvements de résistance découlant de la dynamique même des contradictions structurelles du capitalisme. À notre avis, l’analyse combinée des luttes de classes et des luttes frontières permet de tracer une cartographie globale des résistances à l’intérieur d’une formation sociale capitaliste.

Si Fraser a développé un cadre théorique fécond pour penser les résistances à l’intérieur de la société capitaliste, elle a complètement négligé les facteurs technologiques dans sa grille d’analyse. C’est pourquoi sa critique semble s’être arrêtée au stade du capitalisme néolibéral financiarisé, alors que ce système s’est profondément transformé depuis une quinzaine d’années sous l’avancée rapide des technologies algorithmiques. Nous voudrions donc compléter ce travail théorique en examinant de plus près l’impact du capitalisme algorithmique sur l’éclosion des luttes de classes et des luttes frontières qui traversent les sociétés contemporaines.

Le travail numérique comme foyer de résistances

Sur le plan économique, les luttes contre le capitalisme algorithmique s’articulent autour de deux principaux pôles : le digital labor, puis la tendance monopolistique des plateformes numériques. Chacune de ces dimensions génère son lot d’insécurités, de tensions, de problèmes et de revendications qui favorisent l’émergence de mouvements de résistance plus ou moins organisés selon les régions du monde et les circonstances.

Un premier ensemble de luttes sociales émerge sur le front de la production et du travail numérique. La «plateformisation » de l’économie, c’est-à-dire l’extension du modèle des plateformes de l’économie collaborative à différentes industries, transforme toute une masse de salariés en « travailleurs autonomes » ou « auto-entrepreneurs » de façon à déjouer les codes du travail et les protections sociales existantes. Émerge donc le « précariat algorithmique », constitué à grande majorité de personnes migrantes et/ou défavorisées, d’étudiants et de jeunes, de femmes de la classe moyenne sur des plateformes comme Amazon Mechanical Turk, ou encore de micro-tâcherons qui s’entassent dans des fermes à clic dans les pays du Sud global (Casilli, 2019; Gray & Suri, 2019). Les luttes portées par ce précariat contemporain oscillent entre des tentatives d’être reconnus comme travailleurs employés et des efforts pour obtenir de meilleures rémunérations et de meilleures conditions de travail. Les mobilisations contre Uber des chauffeurs de taxi (et des chauffeurs d’Uber eux-mêmes), les grèves de travailleurs dans les entrepôts d’Amazon ou des coursiers à vélo de Deliveroo, sont quelques exemples de résistances numériques pour « désubériser » l’économie (Forestier et al. 2020).

Contrairement à une idée répandue, le capitalisme algorithmique n’amène pas la disparition du travail, mais plutôt sa digitalisation. Antonio Casilli souligne ainsi que le digital labor est constitué par un ensemble complexe de micro-opérations sous-payées ou non payées, largement externalisées, fragmentées et invisibilisées, qui permettent d’entraîner les algorithmes de l’intelligence artificielle.

« Étudier le digital labor conduit précisément à découvrir le rôle de premier plan joué par les “agents humains » des analyses logicielles, les producteurs et les nettoyeurs des données collectées par et sur les plateformes, la présence importante des auxiliaires cachés qui travaillent en bonne intelligence avec les dispositifs computationnels » (Casilli, 2019: 56). De ce point de vue, loin d’éliminer le travail, l’entrainement des algorithmes repose en grande partie sur le travail humain, comme lorsqu’il s’agit de modérer les contenus haineux, violents et pornographiques sur les médias sociaux (Roberts, 2019).

Casilli distingue trois grandes formes de digital labor : au « travail à la demande » sur les plateformes de l’économie collaborative (ex : chauffeurs Uber) et au « micro travail » consistant à filtrer les données et assister les algorithmes (ex : turkers sur Amazon Mechanical Turk), il faut ajouter le « travail social en réseau » réalisé en large partie gratuitement sur les médias sociaux. Bien que les algorithmes jouent un rôle croissant dans différentes sphères de la vie économique, ceux-ci ont besoin du travail humain pour produire différents types de valeur : qualification des contenus, monétisation des données, et automation par l’entraînement des intelligences artificielles (Casilli, 2019: 15).

Les résistances sur le front du travail numérique émergent comme différentes réponses aux dynamiques d’exploitation, de dévalorisation, d’invisibilisation et d’aliénation engendrées par cette « double extraction » des données et du travail humain visant à augmenter la puissance algorithmique et l’accumulation du capital. Par exemple, les luttes pour désubériser l’économie, les mobilisations pour mettre à jour le code du travail, la syndicalisation des travailleurs d’Amazon, ou encore la création de « plateformes coopératives » comme alternatives à Uber, Airbnb et Foodora, sont diverses facettes de ce mouvement protéiforme réagissant aux nouvelles formes de précarisation et d’exploitation engendrées par le capitalisme algorithmique.

Si le travail numérique s’effectue maintenant dans différents lieux et sphères de la vie sociale (au bureau, à la maison, à l’intérieur d’anciennes usines réaménagées en fermes à clic), il ne faut pas sous-estimer le rôle névralgique des chaînes de distribution et circuits logistiques qui sont aujourd’hui contrôlés par des géants comme Walmart et Amazon. Il faut donc tenir compte de la « nouvelle classe ouvrière exploitée dans les entrepôts logistiques » afin de bien comprendre la lutte des classes à notre époque. Comme le résume Keucheyan : « aujourd’hui, en somme, comme a raison de le dire le Comité invisible, le pouvoir est logistique. À mesure que le capital se mondialise, que les chaînes globales de valeur s’allongent et se complexifient, la logistique revêt un enjeu économique central » (Keucheyan, 2019: 161).

Finalement, notons l’utilisation croissante des algorithmes afin de surveiller les travailleurs dans tous les types de production. Cette surveillance répond, d’une part, d’une logique disciplinaire, mais il s’agit aussi, d’autre part, d’extraire les données du travail en vue de pouvoir éventuellement l’automatiser. Ces surveillances, et les transformations du travail qu’elles alimentent en retour, sont également des lieux où peuvent se déployer de multiples formes de résistance.

La souveraineté numérique contre les GAFAM ?

Outre les résistances numériques touchant la sphère de la production et la distribution algorithmique, la lutte contre les Géants du web se déroule également sur le plan politique et législatif afin de déployer des régulations visant à limiter et/ou briser ces monopoles. Le modèle d’entreprise des plateformes ne contribue pas seulement à l’exploitation du digital labor, mais s’accompagne d’une propension forte à la monopolisation de secteurs importants du marché par la combinaison d’effets réseaux, le rachat de start-ups et d’autres dynamiques liées à l’économie numérique (Srnicek, 2018; Durand, 2020).

Nous assistons ainsi à la résurgence du mouvement antitrust visant à contrer l’hégémonie des GAFAM et leur concentration de pouvoir économique (Spiegel & Waldfogel, 2020). L’objectif premier de ce mouvement vise à démanteler les monopoles de l’économie numérique qui minent la libre concurrence. Par exemple, l’audition des PDG de Google, Amazon, Facebook et Apple devant la commission des affaires judiciaires de la Chambre des représentants américaine à l’été 2019, a permis de condamner les pratiques anticoncurrentielles de ces compagnies. L’adoption de législations contraignantes semble pourtant difficile, car ces entreprises ne se contentent pas de mobiliser des ressources de lobbying importantes auprès des législateurs, elles font également appel au sentiment patriotique américain en soulignant que des règles trop contraignantes à leur endroit favoriseraient la concurrence d’entreprises chinoises comme Baidu, Tencent et Alibaba (Durand Folco, 2020).

Une autre opposition à cette tendance monopolistique des GAFAM s’incarne par la revendication d’une plus grande « souveraineté numérique » prenant des formes variées (Couture & Toupin, 2019). Certaines perspectives réclament la souveraineté du cyberespace face aux puissances étatiques, alors que d’autres visent au contraire à rétablir une plus grande souveraineté étatico-nationale sur les infrastructures, logiciels et données (Budnitsky & Jia, 2018). Malgré la présence de revendications de souveraineté numérique autochtone (Kututai & Taylor, 2016), ou de souveraineté technologique inspirée du paradigme des communs et du municipalisme (Morozov & Bria, 2018), la principale tendance à l’œuvre aujourd’hui est la montée du « techno-nationalisme » qui émerge dans divers pays : États-Unis, Chine, Russie, Iran, etc. Le techno-nationalisme désigne la propension de certaines nations à amplifier leur puissance technologique dans le but d’accroître leur influence géopolitique (Feldstein, 2020). La surveillance de masse, la fermeture des frontières, l’exclusion d’entreprises numériques étrangères, ainsi que la construction de réseaux Internet « nationaux » sont différents exemples de ce phénomène global. Les résistances à l’ère du capitalisme algorithmique s’inscrivent donc également dans un horizon géopolitique complexe qui reproduit les tensions entre dominants et dominés dans l’ordre mondial.

En résumé, nous pouvons voir que les résistances numériques sur le front des luttes de classes s’incarnent à deux niveaux différents et complémentaires. D’un côté, le travail numérique s’oppose à l’exploitation et la précarisation engendrées par les plateformes numériques dans la sphère de la production. De l’autre, les citoyen·ne·s et les gouvernements s’opposent à la tendance monopolistique des GAFAM en essayant de briser cette concentration du pouvoir et de retrouver un certain degré de « souveraineté numérique ».

Figure 1 : Tableau synthèse des luttes de classes à l’intérieur du capitalisme algorithmique

Les luttes frontières contre les injustices algorithmiques

Outre ces premières formes de résistances, le capitalisme algorithmique contribue aussi à l’émergence de luttes frontières qui naissent à la rencontre des sphères de la vie quotidienne, de la reproduction sociale et du monde politique. La première série de menaces générées par le capitalisme algorithmique face à la vie quotidienne renvoie à la surveillance généralisée des individus par la collecte systématique de données personnelles pour la production d’analyses prédictives, le profilage, la publicité ciblée, l’optimisation des algorithmes ou d’autres finalités lucratives. Comme le souligne Shoshana Zuboff, le capitalisme de surveillance ne se limite pas au modèle d’affaires de Google et Facebook, mais se généralise rapidement dans une foule de secteurs économiques : banques, assurances, marketing, industrie automobile, tourisme, Internet des objets, villes intelligentes, administration publique, etc. (Zuboff, 2019). L’impératif d’extraction des données et l’impératif de prédiction des comportements par les algorithmes sont deux faces d’une même médaille, de sorte que le capitalisme algorithmique doit nécessairement étendre toujours plus sa logique de surveillance.

Face à cette tendance généralisée, ce n’est pas un hasard si les débats entourant la protection de la vie privée et des données personnelles représentent un axe central de luttes à notre époque. Alors que le capitalisme algorithmique transforme notre vie intime en « matière première » à extraire pour alimenter l’accumulation de la valeur, Zuboff oppose un « droit au sanctuaire », c’est-à-dire un droit à la vie privée ou à ne pas être surveillé. Il s’agit ici d’une première lutte frontière qui oppose l’extraction de données à des fins lucratives et la sphère de la « vie quotidienne » qui résiste à cette « colonisation du monde vécu » par la logique algorithmique (Couldry & Mejias, 2019). Des groupes de défense de droits, comme la Quadrature du net en France, militent activement pour s’opposer aux pratiques de surveillance qui se manifestent sous différentes formes : traceurs publicitaires, pratiques problématiques des grandes plateformes numériques en matière de consentement, surveillance policière, logiciels de reconnaissance faciale dans l’espace public, etc.

Sur le plan législatif, l’adoption du Règlement général sur la protection des données (RGPD) par la Commission européenne, suite à quatre années de négociations intensives, représente sans doute la meilleure avancée en la matière dans le monde. D’autres règlements de eprivacy, comme le droit à l’oubli et le droit à la déconnexion en France, sont d’autres exemples de régulations visant à protéger la vie privée contre l’empiètement du capital algorithmique. Bien que les acteurs qui interviennent dans ce débat soient principalement issus des milieux académique, technologique et juridique, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’un axe majeur des résistances numériques.

Sur le plan du travail de « reproduction sociale » qui recoupe la sphère domestique (Jarrett, 2016) mais aussi les systèmes de santé et d’éducation, les technologies algorithmiques génèrent un ensemble d’effets ambivalents. Par exemple, si elles se présentent comme une solution pour alléger le fardeau du travail domestique, que ce soit par le développement d’assistantes personnelles comme Alexa, par la plateformisation du travail ménager (plateforme de services alimentaires, de garde des enfants, de nettoyage et d’entretien, de transport et de magasinage, etc.), ou encore par l’introduction d’appareils

« intelligents » dans l’espace domestique, les innovations algorithmiques colonisent de fait la reproduction sociale, marchandisent davantage ces espaces-temps et lient la performance de ces tâches et la vie et l’expérience humaine qui s’y reproduit de façon directe à l’impératif d’extraction des données (Martineau, 2020). En ce sens, les résistances numériques liées à la sphère domestique reconduisent les luttes historiques des femmes pour la reconnaissance ou la rémunération du travail domestique, et recoupent maintenant de plus en plus celles menées contre l’exploitation de l’expérience humaine et des relations sociales par les plateformes et pour la protection de la vie privée. En se liant aux résistances contre la toute-puissance des plateformes, les enjeux de la reproduction sociale témoignent de certaines zones de chevauchement entre luttes de classes et luttes frontières à l’ère du capitalisme algorithmique.

Les luttes frontières au niveau de la reproduction sociale émergent également dans des luttes contre les injustices algorithmiques (Birhane & Commins, 2019). L’injustice algorithmique survient lorsqu’un algorithme programmé pour une tâche spécifique (sélection de candidatures lors d’un concours, embauches, octrois de visas, évaluation de libérations conditionnelles, etc.) peut directement affecter les opportunités de vie d’un individu. L’algorithme, apparemment neutre, impartial et objectif, reproduit souvent des inégalités à cause de biais dans les données initiales (ex : surreprésentation des hommes dans les entreprises ou des personnes noires en prison), et/ou d’une programmation bornée et déficiente. Une littérature grandissante sur les injustices algorithmiques montre que les classes défavorisées, les femmes et les personnes racisées sont grandement affectées par le déploiement rapide des technologies algorithmiques dans différentes sphères : institutions publiques, services sociaux, etc. (O’Neil, 2016; Noble, 2018).

Cette « automatisation des inégalités » (Eubanks, 2018) s’est récemment manifestée via une mobilisation inédite au Royaume-Uni à l’automne 2020. Des dizaines de milliers de jeunes ont été frappés de plein fouet par un algorithme développé par le département des qualifications Ofqual. Dans le même esprit, des critiques radicales du capitalisme carcéral renforcé par le pouvoir algorithmique (Wang, 2020) s’articulent à des luttes comme « Data4BlackLives » ou le mouvement plus large du « data justice » (Taylor, 2017). Ici, on voit que les luttes contre les injustices algorithmiques se combinent à des mouvements sociaux comme #MeToo et #BlackLivesMatter qui interviennent dans la sphère médiatique et politique en mobilisant les outils numériques contre les injustices. En d’autres termes, nous voyons encore à l’œuvre une double tendance, l’une sous la forme de protections institutionnelles visant à protéger la vie privée contre l’empiètement du capital algorithmique, et la deuxième s’incarnant par diverses résistances face aux discriminations vécues au niveau de sphères touchant la vie quotidienne et les relations sociales.

Figure 2 : Tableau synthèse des luttes frontières à l’intérieur du capitalisme algorithmique

Conclusion

Somme toute, nous avons tenté de formuler une première esquisse des résistances numériques à l’ère du capitalisme algorithmique. Les luttes de classes s’incarnent au niveau de l’opposition aux plateformes numériques et des mobilisations du digital labour contre les dynamiques d’exploitation et de précarisation; parallèlement, les luttes frontières émergent face à l’empiètement de la vie quotidienne par la logique algorithmique, ainsi que par l’amplification et l’automatisation des injustices par ces technologies basées sur les données massives et l’analyse prédictive. Ainsi, il ne semble pas y avoir un seul, mais deux principaux fronts de luttes contre le capitalisme contemporain. Cette première tentative de cartographie, malgré son schématisme et ses insuffisances initiales, pourrait contribuer, espérons-le, à de nouvelles perspectives stratégiques pour lutter contre le capitalisme algorithmique.

 

Biographies

Jonathan Durand Folco est professeur adjoint à l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul. Il est auteur du livre À nous la ville ! Traité de municipalisme (Écosociété 2017) et récipiendaire du Prix des libraires du Québec 2018 dans la catégorie Essais.

Jonathan Martineau est professeur au Liberal Arts College de l’Université Concordia. Il est l’auteur de Time, Capitalism and Alienation (Brill), (traduction française L’Ère du temps, Modernité capitaliste et aliénation temporelle (Lux)), et autres livres, articles et traductions portant sur la théorie critique, la philosophie et l’histoire des idées politiques.

 

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