#1: Bien-Être Numérique

Auto-défense numérique

Cette entrevue est la première d’une série de portraits de militants et militantes qui tentent de faire advenir un internet plus sain, et un rapport aux technologies numériques plus intentionnel et critique. Nous voudrions rendre visibles certaines initiatives, certaines pratiques, et peut-être faciliter la résistance en montrant en quoi elle est possible. C’est peut-être ça, le militantisme; rendre saillantes les prises d’action, sculpter des affordances dans le monde. Nous rencontrons aujourd’hui Emmanuelle Parent pour nous parler de Bien-être Numérique, un organisme qui offre des ateliers d’autodéfense numérique pour les jeunes de 14 à 17 ans.

Q: Peux-tu te présenter, ainsi que Bien-être numérique et le CIEL ?

Je m’appelle Emmanuelle Parent, doctorante à l’Université de Montréal; j’étudie la relation
des adolescent.e.s avec les réseaux sociaux, en lien avec la façon dont sont faites les
plateformes. Je suis co-fondatrice de la fondation du CIEL, le Centre pour l’Intelligence
Émotionnelle en Ligne. Sa mission est d’ouvrir une conversation sur les enjeux de bien-être
qui entourent le numérique, notamment grâce à notre activité principale, les ateliers
d’auto-défense numérique pour les jeunes de 14 à 17 ans. Les ateliers sont développés par
Bien-être Numérique, un groupement de chercheur.euse.s interdisciplinaire au sein de la
fondation CIEL.

Q:Est-ce qu’il y a eu un constat initial qui a mené à la création des ateliers
d’auto-défense numérique?

À la base, les ateliers ont été lancés par trois personnes en médecine, Charles-Antoine
Barbeau-Meunier, Michelle Houde et Djamila Saad. En faisant des stages en pédiatrie, ils et
elles ont souvent été confronté.e.s à des cas de relations problématiques d’enfants avec le
numérique. Ils et elles ont voulu s’intéresser à ce que la science avait à dire sur le sujet, et
ont décidé de lancer les ateliers. Ceux-ci ont rapidement fait l’objet d’un article dans la
presse, L’« autodéfense numérique » s’amène à l’école, après lequel beaucoup de
personnes, moi y compris, se sont greffées au projet.

Q:Quelle forme prennent les ateliers? Quelles activités proposez-vous?

Chaque atelier dure entre 45 minutes et 1 heure 15. On commence en parlant de la culture
numérique, en faisant quelques brise-glaces, en posant par exemple des questions comme
«Instagram, est-ce que c’est que du fake?» . Ensuite, l’atelier prend la forme d’un jeu de
mythe et réalité; on propose des phrases et on demande aux jeunes si elles sont vraies ou
non. Les cinq mythes sont les suivants: À cause d’internet, on sera plus capables de lire des
livres; Les téléphones intelligents vont me rendre stupide; Les réseaux sociaux vont me
plonger en dépression; Les réseaux sociaux sont des réseaux anti-sociaux; On est
aujourd’hui à l’époque de la cyber-dépendance. Après les discussions, on va présenter des
études scientifiques de façon vulgarisée, en essayant de les approcher de façon critique,
sans les présenter comme une vérité absolue. À la fin de l’atelier, on propose des
techniques de minimalisme numérique (un usage intentionnellement réduit, que ce soit au
niveau du temps passé sur des appareils numériques, du nombre d’applications utilisées…),
on présente des applications qui peuvent aider les jeunes s’iels ressentent un besoin de
mieux gérer ou discipliner leur usage. Notre approche du minimalisme veut être holistique.
On veut inciter à réfléchir à ce qui nous fait du bien, ce qu’on aimerait développer dans nos
vies, et par la suite réfléchir à comment le numérique peut s’imbriquer dans tout ça. L’objectif
central de l’atelier est d’aider les participant.e.s à développer une approche critique, un
usage plus consciencieux du numérique. On essaie d’avoir une approche avec les jeunes et
le numérique qui est ouverte et non stigmatisante.

Q: À quoi ça ressemble, un rapport sain au numérique?

Selon moi, ce serait un rapport d’abord consciencieux, où nos choix d’usage sont faits grâce
à une connaissance éclairée de leurs implications. Ça passe par une bonne compréhension
des plateformes et de leur fonctionnement, comme par exemple, savoir pourquoi les
plateformes les plus populaires sont gratuites. La compréhension éclairée est une condition
pour une utilisation saine. Le numérique a d’ambigu qu’il n’a pas de bon ou de mauvais
usage. Souvent, un côté de la médaille sera bon pour un.e et mauvais pour l’autre. Prenons
l’exemple d’Elisabeth Rioux, une influenceuse populaire au Québec. Une ado me disait, « ça
me fait du bien, elle parle de diversité corporelle, ça m’a ouvert les yeux dessus » . Une
autre me disait, « j’aime la suivre, mais je me compare à elle, elle est fine et belle et ça me
fait du mal ». Deux personnes avec la même utilisation vivront des impacts différents. Un
rapport sain au numérique, c’est un rapport constamment renouvelé en fonction d’étapes de
notre vie, d’objectifs poursuivis…

Q: je trouve très belle l’approche nuancée et de comprendre qu’il n’y a pas qu’une
seule façon d’utiliser le numérique. Mais est-ce que vous ne trouvez pas tout de
même des problèmes dans la façon dont les plateformes sont conçues? Des
problématiques récurrentes?

Ce que je trouve le plus problématique, c’est le manque de choix, le réflexe. Ces
plateformes sont souvent arrivées dans nos vies sans qu’on s’en aperçoive, sans qu’il y ait
de mouvement de société pour les demander. Ces plateformes, c’est à leur avantage qu’on
les utilise automatiquement, sans trop y réfléchir. Une fois dessus, on peut perdre la notion
du temps, et donc perdre une certaine réflexivité par rapport à notre attention, et par la suite
donner, sans vraiment le vouloir, des données à des compagnies qui ne sont même pas
chez nous, qui ne seront pas utilisées pour le bien commun… C’est une récurrence pour à
peu près toutes les plateformes, et c’est dangereux parce que leur fonctionnement va venir
chercher nos vulnérabilités psychologiques. Il y a certaines constantes, comme l’image
corporelle; si tu donnes beaucoup d’attention à des corps qui te semblent parfaits, tu vas
avoir des publicités de diète. Ça va exacerber des problématiques déjà existantes, et vont
parfois supprimer notre esprit critique au profit des bénéfices de ces plateformes pour
lesquelles on génère des données. L’objectif de la plateforme c’est de faire du profit, c’est ça
la constante.

Q: J’ai l’impression que beaucoup de jeunes de cette génération prennent conscience
par eux-mêmes des impacts potentiellement néfastes du numérique.

On parle souvent avec des jeunes qui n’ont jamais eu TikTok, ou alors qui l’ont mais le
suppriment pendant leur période d’examen. Les usages varient énormément d’un.e
adolescent.e à l’autre. Un facteur important est aussi la disparité dans la littératie numérique.
Par exemple, avoir des parents plus éduqués sur le numérique va forcément impacter les
usages de leurs enfants. À la fondation, on considère que les problèmes du numérique,
comme pour la plupart des enjeux sociaux, vont affecter de façon disproportionnée les
populations défavorisées. Par exemple, si tu vis dans un quartier qui n’a pas de parc, ton
temps d’écran va être plus élevé. On essaie de pallier ça avec des tarifs pour nos ateliers
qui varient en fonction de l’indice de défavorisation émis par le ministère de l’éducation aux
différents quartiers de Montréal. L’échelle va de 1 à 10, 10 étant le plus défavorisé; pour les
quartiers allant de 8 à 10, l’atelier sera gratuit pour l’école. On essaie de rester humbles par
rapport à cet indice, qui est imparfait, mais c’est une bonne manière de s’assurer qu’on ne
dira pas non à des établissements à cause de problèmes de moyen.

Cette entrevue a été menée par Eva Giard, avec le soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada. Un grand merci à Emmanuelle Parent, le CIEL
et Bien-Être Numérique.

Site web: Bien-Être Numérique

Site web: Fondation Le CIEL